- L'article publié dans
Le Monde
le 13/12/2006 :
" Jusqu'à présent,
le monde des musées français était envié pour
l'exceptionnel soutien dont il bénéficie de la part de l'Etat
et des municipalités. Il l'était par exemple aux Etats-Unis,
où un seul musée est national, celui de Washington. Tous
les autres dépendent majoritairement de l'argent privé.
Bien sûr les musées
français savaient obtenir occasionnellement une aide provenant du
mécénat privé, en particulier pour les expositions
plus prestigieuses ; et il faut saluer cette nouvelle loi qui propose de
fortes exemptions fiscales aux entreprises et personnes privées
qui donnent des oeuvres d'art importantes, ou de l'argent pour les acquérir.
Nous avons aussi souvent, en échange de mécénat, organisé
pour le Japon ou Taïwan, pays pauvres en art occidental, des expositions
à caractère scientifique, conçues par les conservateurs
français.
Pourtant, hormis le Musée
Guggenheim de New York, qui fut le désastreux pionnier de l'exportation
payante de ses collections dans le monde entier, et se vante d'être
un "entertainment business", l'éthique des musées outre-Atlantique
et du reste de l'Europe demeure jusqu'à présent irréprochable,
mettant au premier plan les devoirs concernant les collections, la recherche,
leur enrichissement, le travail scientifique des conservateurs, le rôle
éducatif de l'institution, le respect du public, bref, les codes
déontologiques des musées publiés par l'ICOM (Conseil
international des musées).
Philippe de Montebello, directeur
du Metropolitan Museum de New York, avait déjà, en septembre
2003, lancé un avertissement sévère sur la commercialisation
effrénée du patrimoine public, en particulier par le système
des "loan fees" (prêts payants) d'oeuvres et la tendance de certains
musées à s'orienter vers les "marchés culturels" et
les "parcs de loisirs". Ils risquent, avait-il ajouté, "d'y perdre
leur âme".
Aujourd'hui, avec l'exemple de l'opération
du Louvre à Atlanta, où des tableaux qui comptent parmi les
plus grands chefs-d'oeuvre des collections comme le Et in Arcadia Ego de
Poussin, le Baldassare Castiglione de Raphaël ou Le Jeune Mendiant
de Murillo, ont été déposés dans la riche cité
du Coca-Cola, pour un an ou trois mois, selon les oeuvres, en échange
de 13 millions d'euros.
Nous ne méprisons ni l'argent,
ni le mécénat, ni l'Amérique, comme l'on risque très
rapidement de nous en accuser ! Mais tout cela peut nous entraîner
dans une déviance que nul ne pourra bientôt plus limiter.
Sur le plan moral, l'utilisation commerciale et médiatique des chefs-d'oeuvre
du patrimoine national, fondements de l'histoire de notre culture et que
la République se doit de montrer et de préserver pour les
générations futures, ne peut que choquer. Et puis pourquoi
les sept millions de visiteurs annuels du Louvre, payants pour la grande
majorité, devraient-ils être privés de ces oeuvres
si longtemps ? Il est facile et injuste de mépriser un public à
cause de son engouement monomaniaque pour La Joconde. Nombreux, fort heureusement,
sont ceux qui vont découvrir autre chose.
La permanence de certains chefs-d'oeuvre
qui forment les collections d'un musée est une exigence que peut
avoir tout visiteur. La quête de manne financière à
laquelle pousse le nouveau statut des grands musées français
peut expliquer certaines dérives, mais, fort heureusement, tous
n'y cèdent pas.
Le pire est encore à venir.
L'exemple actuel d'Abou Dhabi est alarmant. Ce pays d'à peine 700
000 habitants se propose de construire, dans un site touristique et balnéaire
afin d'en augmenter l'attractivité, quatre musées, dont un
inévitable Guggenheim, et un "français", portant la griffe
"Louvre", mais obligeant à des prêts à long terme tous
nos grands musées, dont les responsables n'auront plus leur mot
à dire. Ce sont nos responsables politiques qui sont allés
offrir ce cadeau royal et diplomatique. Contre près de 1 milliard
d'euros... N'est-ce pas cela "vendre son âme" ?
Et qu'en est-il des intérêts
réciproques avec la Chine ou l'Inde ? Une annexe du Musée
national d'art moderne à Shanghaï semble être envisagée,
alors que l'espace actuel du musée dans Beaubourg interdit de déployer
ses collections, pour la plupart en réserve, qui feraient de lui,
s'il y avait à Paris l'espace qu'elles méritent, l'un des
deux plus beaux et des plus grands musées d'art moderne du monde,
avec le MOMA de New York.
L'ensemble des grands musées
français et européens ont résisté à
ces expansions ou locations commerciales et médiatiques et les désapprouvent.
Tout comme s'y opposent la plupart des conservateurs français, contraints
à un devoir de réserve contestable sur des sujets qui sont
pourtant l'essence de leur métier. Bien sûr, il faut prêter
des oeuvres d'art si leur état le permet et si leur sécurité
est garantie, mais gratuitement, et dans le cadre de manifestations qui
apportent une contribution à la connaissance et à l'histoire
de l'art. C'était, jusqu'à présent, un impératif
moral et scientifique.
Selon quel principe, soucieux de
la conservation et de la mise en valeur des collections patrimoniales,
devrait-on utiliser les oeuvres d'art comme des monnaies d'échange
? Les enjeux politiques et diplomatiques doivent-ils primer sur toute autre
considération et entraîner des dépôts payants
d'oeuvres essentielles au patrimoine d'un pays ? Serions-nous le seul pays
d'Europe à l'envisager ? Et imiter les locations de l'Ermitage de
Saint-Pétersbourg à Las Vegas par exemple, pour pouvoir payer
ses employés ?
Qu'avons-nous en France de mieux
à offrir que nos trésors d'art, qui attirent chaque année
une grande partie des 76 millions de touristes, les plus nombreux du monde
? Que l'on puisse rêver d'un monde où circuleraient librement
les hommes et les biens de consommation est légitime. Mais les objets
du patrimoine ne sont pas des biens de consommation, et préserver
leur avenir, c'est garantir, pour demain, leur valeur universelle".
Françoise Cachin est
directeur honoraire des Musées de France ;
Jean Clair est conservateur
général honoraire et écrivain ;
Roland Recht est professeur
au Collège de France.
Le Monde 13/12/2006 |