De l’art de l’extrait en histoire…

à propos du commentaire d'un document, sur Primo Levi, au bac (juin 2003)

A partir d’une lecture rapide des 50 copies (sur 70, en série S) qui « commentent » le texte de Primo Lévi, plusieurs indices incitent à s’interroger sur la validité intellectuelle d’une telle évaluation.

        - Voir Primo Levi sur le site du Cercle d'étude de la déportation et de la Shoah :
         http://aphgcaen.free.fr/cercle/plevi.htm
         http://aphgcaen.free.fr/cercle.htm

        - Autre proposition de correction, celle de H Vessemont
 

Le sujet 2003
Les extraits
en situation
Le "questionnement"
Proposition de correction
Des copies
Un type fréquent 
de copie

 

1 - Les extraits donnés en sujet en juin 2003 :

L'univers concentrationnaire d'Auschwitz décrit par Primo Levi (1)

L'empire concentrationnaire d'Auschwitz comprenait non pas un, mais une quarantaine de Lager (2) ; le camp d'Auschwitz proprement dit, édifié à la périphérie de la petite ville du même nom (en polonais Oswiecim) pouvait contenir environ vingt mille prisonniers et constituait en quelque sorte la capitale administrative de cette agglomération ; venait ensuite le Lager (ou plus exactement les Lager, de trois à cinq selon le moment) de Birkenau, qui alla jusqu'à contenir soixante mille prisonniers, dont quarante mille femmes, et où étaient installés les fours crématoires et les chambres à gaz ; et enfin un nombre toujours variable de camps de travail, situés parfois à des centaines de kilomètres de la "capitale". (...)

C'est dans la pratique routinière des camps d'extermination que la haine et le mépris instillés par la propagande nazie trouvent leur plein accomplissement. Là en effet, il ne s'agit plus seulement de mort, mais d'une foule de détails maniaques et symboliques, visant tous à prouver que les Juifs, les Tziganes et les Slaves ne sont que bétail, boue et ordure. Qu'on pense à l'opération de tatouage d'Auschwitz, par laquelle on marquait les hommes comme des bœufs, au voyage dans des wagons à bestiaux qu'on n'ouvrait jamais afin d'obliger les déportés (hommes, femmes, enfants ! ) à rester des jours entiers au milieu de leurs propres excréments, au numéro matricule à la place du nom, au fait qu'on ne distribuait pas de cuillère (alors que les entrepôts d'Auschwitz, à la libération, en contenaient des quintaux), les prisonniers étant censés laper leur soupe comme des chiens ; qu'on pense enfin à l'exploitation infâme des cadavres, traités comme une quelconque matière première propre à fournir l'or des dents, les cheveux pour en faire du tissu, les cendre pour servir d'engrais, aux hommes et aux femmes ravalés au rang de cobayes sur lesquels on expérimentait des médicaments avant de les supprimer. (...)

On a inventé au cours des siècles des morts plus cruelles, mais aucune n'a jamais été aussi lourde de mépris et de haine.

(1) Primo Levi, ingénieur italien juif, fut déporté à Auschwitz au début de 1944
(2) Lager : camp

Source : Primo Levi, Si c'est un homme, additif de 1976 à l'édition de 1947, constitué de réponses aux questions de lycéens

Questions :
1 : Présenter le document.
2 : Que nous apprend l'auteur sur le système concentrationnaire ? 
3 : Quels aspects de l'idéologie nazie peut-on retrouver dans ce témoignage ? 
 

2 – Les extraits donnés à commenter :

Le titre insiste sur « l’univers concentrationnaire » (comme Nuit et Brouillard en 1956), l’extrait s’intéresse à « la pratique routinière des camps d’extermination ».
Rien sur "la sélection", sur laquelle Primo Levi a écrit des pages exceptionnelles, rien sur le zyklon B (le « gaz toxique » a disparu dans la coupe du (…)). Très, trop peu d’élèves ont commenté le « là en effet, il ne s’agit plus seulement de mort »
Pourtant, Birkenau, il me semblait que c’était à la fois l’extermination industrielle, et la mort lente, 2 des nombreuses méthodes utilisées par les nazis pour détruire les Juifs d’Europe.


Si l’on remet ces extraits en situation dans l’ouvrage de Primo Levi, ils se situent en appendice, le premier paragraphe est la réponse à la question 4 : « Etes-vous retourné à Auschwitz ? »
Le second, à la question 7 : « Comment s ‘explique la haine fanatique des nazis pour les juifs ? »

Le premier extrait s'arrête juste avant cette phrase : 
"Le camp ou j'étais, appelé Monowitz, était le plus grand de ceux-ci, ayant contenu jusqu'à douze mille prisonniers environ. Il était situé à sept kilomètres à peu près d'Auschwitz" , indispensable pour comprendre le sort de Primo Levi.

Le second a gommé ces phrases :
"Le moyen même qui fut chois (après de minutieux essais) pour opérer le massacre, était hautement symbolique. On devait employer, et on employa, le gaz toxique déjà utilisé pour la désinfection des cales de bateaux et des locaux envahis par les punaises ou les poux"

Ceux qui prendront le temps de relire la suite de la réponse de Primo Levi à la question 7 trouveront,
2 paragraphes après cet extrait : « l’antisémitisme est un cas particulier de l’intolérance ».
(Je n’ai vu que 7 copies (sur 50) mentionnnant le mot « antisémitisme ». 
Incapacité à conceptualiser ?)

Plus loin encore, après l'évocation du rôle d'Hitler, cette appréciation qui nourrit l'introduction de D Natanson dans son ouvrage sur la Shoah et internet : « Peut-être que ce qu s’est passé ne peut pas être compris, et mêmene doit pas être compris, dans la mesure où comprendre c’est presque justifier ».

P Lévi écrit ensuite : « dans la haine nazie, il n’y a rien de rationnel ; c’est une haine qui n’est pas en nous, qui est étrangère à l’homme, c’est un fruit vénéneux issu de la funeste souche du fascisme »... - "étrangère à l'homme" ? quel beau sujet de débat pour des adolescents d'aujourd'hui (en ecjs ?? en philo ? pourquoi pas en histoire ? )

"Lorsqu'ils parlaient en public, Hitler et Mussolini étaient crus, applaudis, admirés, adorés comme des dieux... Les idées qu'ls proclamaient ... étaient en général aberrantes, stupides ou cruelles ; et pourtant ils furent acclamés et suivis juqu'à leur mort par des milliers de fidèles. Il faut rappeler que ces fidèles, et parmi eux les exécuteurs zélés d'ordres inhumains, n'étaient pas des bourreaux-nés, ce n'étaient pas -sauf de rares exceptions - des monstres, c'étaient des hommes quelconques..."

« Il se peut qu’un nouveau fascisme » (…) se déchaîne… « Alors, les conseils de sagesse ne servent plus, et il faut trouver la force de résister ».




- 3 - Les questions, ou comment inviter et inciter à la paraphrase :

1 « Présenter », dans qq copies : le « roman de Primo Levi » , un « document historien ».

2 . Que nous apprend l’auteur sur l’organisation du système concentrationnaire ?
(univers, empire, système…galaxie, toile, pieuvre… Le texte a servi à identifier Auschwitz et Birkenau, mais je n’ai pas vu de copie expliquant la situation personnelle de Primo Levi, le chimiste. )
"que nous apprend l'auteur" est-ce la meilleure façon de demander à un candidat de mettre en valeur sont travail de l'année, sa "compréhension générale", ses connaissances personnelles sur le sujet ? 

3 Quels aspects de l’idéologie nazie … ?
sans guillemets, dans les copies, « la race mauvaise, ce sont les Juifs », ou « Ces races sont tellement inférieures qu’elles sont comme des animaux », ou encore «  aucun ne peut égaler la beauté des nazies, leur intelligence, leur force »

- Pourquoi ne pas avoir simplement repris la question retenue par Primo Levi :
" Comment s’explique la haine fanatique des nazis pour les juifs ?"

(dans des consignes locales de correction : « on attendra que les élèves se saisissent de l’idée de système concentrationnaire et étudient les indices le démontrant »… le tout en 1 page :-))




4 – Les copies
- qq bonnes copies, remettant les extraits en perspective (le « commentaire »), justifient la fonction de cette épreuve. Elles traitent du réseau hiérarchisé en étoiles des camps, du fanatisme meurtrier des nazis. Certaines citent Mein Kampf, Wansee, le procès de Nuremberg…

- un très grand nombre de copier/coller sur « les bœufs », sur les « cueillères », sur « l’exploitation infâme des cadavres ». Un copier coller qui fait passer le tatouage avant le transport,
le four crématoire avant la chambre à gaz. 
 

Faire de l'histoire, y compris de manière critique, est-ce seulement apprendre la culture de la paraphrase ?

Réponse sous forme de montage à partir de copies "fréquentes" d'élèves en S : 

"Ce document est un texte, une description de l’univers concentrationnaire d’Auschwitz, écrit par Primo Levi, ingénieur italien juif qui fut déporté au début de 1944. Dans ce texte extrait de « Si c’est un homme », édité en 1947, l’auteur dénonce la cruauté des nazis durant les exterminations."
 
"Ce que l’on appelle le camp d’Auschwitz est en réalité un ensemble d’une quarantaine de camps. Le système concentrationnaire était horrible et inhumain." 
"L’auteur nous apprend que les hommes étaient tatoués comme des bœufs, voyageaient dans des wagons à bestiaux qu’on n’ouvrait jamais afin d’obliger les déportés (hommes, femmes et enfants) à rester dans leurs excréments,  ils portaient un numéro matricule à la place du nom, lapaient leur soupe (on ne leur donnait pas de cuillère alors qu’il y en avait) ; ensuite on exploitait leurs cadavres (…), on expérimentait des médicaments avant de les supprimer." 

"L’idéologie nazie était que règne une unique race, meilleure que toute autre, la race aryenne.
L’idéologie nazie était fondée sur la haine et le mépris, comme le dit l’auteur « c’est dans la pratique routinière des camps d’extermination que la haine et le mépris instillés par la propagande nazie trouvent leur plein accomplissement. [pas de "]
Pour l’auteur, les nazis visent « tous à prouver que les Juifs, les Tziganes et les Slaves ne sont que bétail, boue, ordure ».




5 - Proposition de correction établie par Gilles Gallot :

1 – Cet extrait de « Si c’est un homme » de Primo Levi est un témoignage d’un rescapé des camps de la mort. Le récit de Primo Lévi, ingénieur chimiste italien juif, est précis comme un traité scientifique, sans grandiloquence, vrai, parce que vécu.
Cet extrait permet de comprendre l’organisation d’un camp de concentration et d’extermination qui ont constitué les principaux instruments de la « solution finale » décidée en 1942 à la conférence de Wannsee par les Nazis.
Il relate aussi  l’entreprise de déshumanisation de l’idéologie raciste nazie.

2 - Primo Levi décrit d'abord l'organisation de « l’empire concentrationnaire d’Auschwitz », soumis à des règles bien précises et hiérarchisé de manière à mieux encadrer et dominer la population des camps. Il en fait une description géographique, où il localise les lieux en distinguant le camp d’Auschwitz du camp de Birkenau, camp d’extermination, qui contenir jusqu’à 60000 prisonniers. Ce document nous informe aussi bien sur l'organisation méthodique, "scientifique", industrielle, de la machine à exterminer mise au point par les Nazis. Les déportés arrivaient en convoi dans le camp. « La mort avait fait son premier tri ». Les  Nazis procédaient ensuite au tri des juifs  destinés au travail forcé et ceux qui seront immédiatement tués dans les chambres à gaz.. Le déporté était déshumanisé : les Nazis leur attribuaient un matricule puis les tatouaient.Le déporté devait rapidement s’adapter aux langues parlées, comprendre les insignes sur les vêtement, ne pas se faire remarquer des SS ou des Kapos. L’auteur compare le sort que font subir les Nazis aux  déportés, à des animaux (bétail, laper comme des chiens, cobaye, marqués comme des bœufs.). Les Nazis procédaient également à des expérimentations pseudo-médicales.
Les Nazis poussaient à son extrême, la logique de leur organisation, en tirant profit de tout ce qui appartenait aux déportés exterminés : or des dents, cheveux pour faire des tissus, cendres pour servir d'engrais..Auschwitz fut le camp d’extermination où un million de juifs a été exterminé.

3 – Ce témoignage  permet d’analyser une partie de l’idéologie nazie, raciste et totalitaire. Les Nazis ont cultivé la haine des Juifs, des Tziganes et des Slaves qui constituent la grande majorité des déportés à Auschwitz.. Aux persécutions  antisémites menées depuis 1933 succède le génocide du peuple juif. Cette extermination est réalisée au nom de l’idéologie raciste d’Hitler qui hiérarchise les races en plaçant la race aryenne au sommet, justifiant la domination de la race supérieure sur les races dites inférieures (Juifs, Slaves, Tziganes).Cette domination a pris la forme d’une extension spatiale vers l’Est ( Lebens Raum) et d’une élimination des races inférieures pour préserver la pureté de la race aryenne. En janvier 1942, à la conférence de Wannsee, les hauts responsables Nazis organisent la « Solution finale ».Au total plus de 5 millions de Juifs et 250000 Tziganes sont exterminés par les Nazis.


Au total, une vraie frustration.

- A la fois comme professeur, convaincu que sur ce sujet important et sensible, nous faisons du bon travail avec les élèves, en particulier à partir des ouvrages de Primo Levi.
C'est la possibilité d'un travail sur le fanatisme et le racisme meurtrier d’Hitler et des nazis, d'une réflexion sur la nature humaine (bons et méchants, ou bien dans chacun de nous, une part d’ombre et une part de lumière ?). En un mot,  une opportunité pour pratiquer une histoire qui n’est pas seulement un récit, mais une volonté de questionner, de faire des hypothèses, de les confronter aux documents isssus des archives, de débattre...

- Comme correcteur : soucieux de ne pas pénaliser les élèves, mais sceptique sur le salaire de la paraphrase.

Ce type d’épreuve sert-il vraiment l’intérêt de l’histoire que nous défendons ?
Que penser de tous les grands discours sur l’histoire (ou la géographie) problématique (dans les consignes "on attendra une problématique clairement posée -sic -) ?

DL 06/2003