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Le cuisinier a sorti le baquet de
soupe. [...]
Mon tour approche. Je la
vois maintenant. Elle est noire,
épaisse. La louche s’enfonce et remonte comme une
drague. C’est
pour celui qui me précède. Elle est lourde, elle
déborde,
grasse. La surface en reste immuable dans le baquet; pas de reflet, pas
de clapotis, c’est un bloc. J’arrive devant le
baquet, le calot sous le
bras. Le cuistot me regarde. Il enfonce la louche jusqu’au
fond. Je place
la gamelle contre le baquet; il retire la louche. C’est
extraordinaire:
des fèves, des fèves, une matière
d’une épaisseur
insondable. En se détachant, la louche a fait un bruit
boueux; il
la tient bien, n’en laisse pas retomber; il l’a
renversée dans la
gamelle qui est lourde et pleine jusqu au bord. Il est impensable que
cette
soupe puisse se renverser.
Déjà,
il y en a qui ont fini. Agglutinés
à la porte de l’église, ils attendent
le rab. Il faut crier
sans arrêt pour qu’ils
s’écartent et protéger la gamelle.
Ils regardent la mienne encore pleine.
- Tu es bien servi,
disent-ils.
La leur est
déjà vide. Leurs yeux sur la
mienne, il faut qu’ils disent quelque chose.
J’arrive
à ma place. René y est
déjà.
Il a presque fini la sienne. Les deux du lit voisin aussi, deux
Auvergnats
dont l’un est devenu à peu près aveugle
à l’usine.
Je m'assieds avec précaution sur la paillasse. Ils ont fini.
Ils
ne bougent pas. Ils regardent la gamelle pleine que j’ai
calée sur
mes genoux. Je prends ma cuiller et je commence lentement à
écrémer
la soupe.
- Elle est belle
aujourd’hui, dit René, qui la
regarde terriblement.
Les autres ne disent rien.
Moi non plus. Après
quelques cuillerées, je m’arrête un
instant. Je la regarde,
le niveau a baissé. J’ai pompé le plus
liquide. René
regarde le niveau qui a baissé. Bientôt je serai
comme lui.
Ça le rassure.
Maintenant, c’est
l’épais. Cette soupe gave; la
figure se congestionne. La question de savoir si elle est bonne ne se
pose
pas : elle est belle. Je vais lentement, mais ça baisse. Je
m’arrête
encore. Il ne reste que quelques cuillerées. Je recueille
d’abord
la purée de fève qui s’est
déposée sur la paroi.
La gamelle est presque vide, les deux copains ne regardent plus.
J’attaque
ce qui reste. La cuiller racle le fond, je le sens. Maintenant, ce fond
apparaît, on ne voit plus que lui. Il n’y a plus de
soupe.
Ça gueule dehors
pour le rab. René vient
de partir. Il faudrait y aller. Je sais que je n’en
aurai pas, mais
il faut essayer.
Une centaine de types sont
collés autour du cuistot
qui les menace de la louche. Le kapo de la cuisine sort de la baraque
pour
les faire mettre en rang.
- Keine
Dizipline, kein Rab! crie le kapo.
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