TEMOIGNAGE D’ EDITH GRICMAN, GHETTO DE LODZ



J'étais dans le ghetto de Lodz du premier jour de sa création (en avril 1940) jusqu’à sa liquidation qui a eu lieu le jour de la Libération de Paris. On ne savait pas à ce moment que Paris était libéré.

L’entrée dans le ghetto

J’ai vécu avec ma famille, on était cinq personnes à Lodz, et on nous a alloué dans le ghetto une pièce dans un appartement de deux pièces-cuisine qui était occupé par trois familles. On était donc cinq dans cette pièce de 12 à 14 m2. Il n’ y avait pas l’eau courante, pas de toilettes. C’était un immense immeuble. Dans la cour, il y avait plusieurs immeubles de chaque côté de la cour, il y avait un seul wc pour tous ces immeubles. Voilà les conditions qu’on nous a donné pour l’entrée dans le ghetto.

La vie dans le ghetto

Au fur et à mesure, le ghetto s’organisait, une organisation parfaite on peut dire, on avait un doyen, un "Älteste" des juifs, Rumkowski. Il s’est formé une administration. Toujours est-il qu’on nous a donné certaines rations de pain qui diminuaient au fur et à mesure et il fallait vivre avec. Rumkowski a organisé aussi des usines de choc qui s’appelaient chez nous, les "Ressorts" : chaque métier avait son " Ressort" il y avait la couture, le " ressort" de vêtements, de chaussures, des petites pièces d’armement. Moi j’ai travaillé dans un "Papierressort", une usine de papier, c’est à dire des produits tirés du papier : c’était des livres de comptabilité, différents objets en papier. Je me souviens qu’il y avait de la colle parce qu’il fallait coller certains objets. Cette colle était faite de farine et d’eau, mais on s’est aperçu que les gens mangeaient cette colle. On y a ajouté du poison pour que les gens ne mangent pas cette colle.

Au fur et à mesure des événements du ghetto, il y avait des déportations, c’est à dire que MonsieurMordechai Chaim Rumkowski devait livrer la quantité de gens que les Allemands demandaient. A la place des gens déportés, venait la population des petits ghettos des alentours qui repeuplait le ghetto de nouveau avec la main d’oeuvre. Plus tard, en 1942 la déportation devint massive. Moi-même, j’étais mariée en 1942. Dans la famille de mon mari, ses parents ont disparu suite à la faim, la famine était atroce, puis son frère aussi. Est restée une femme avec des enfants. J’ai pris un enfant chez moi. Cet enfant a vécu avec nous. Il avait six ans. Pour avoir une carte, une soupe, il fallait qu’il travaille et il a travaillé ce petit-là dans le "Papierressort". Il collait des poches de papier et il recevait sa soupe.

En 1942 les Allemands sont entrés avec des camions pour vider les hôpitaux. On a ramassé beaucoup de malades. Il y avait beaucoup de malades, il y avait le typhus. Ma soeur, ma tante qui a vécu avec nous, une très jeune soeur de mon père, toutes les deux étaient malades du typhus et grâce aux connaissances, on avait pu les placer à l’hôpital et malheureusement elles ont été prises. Elles ont été gazées dans des camions et après, j’ai appris qu’elles ont été enterrées dans des fosses communes à Chelmno.

La sélection dans le ghetto

Deux mois après, il y avait la grande "Sperre", la grande rafle : le ghetto est complètement fermé pour la grande sélection.Tout le monde est appelé à descendre dans la cour, dans la rue. Pendant cette sélection, ma mère était malade du typhus. Cette action était aidée par la police et par les pompiers juifs du ghetto. Ils étaient obligés d’aider à la sélection. C’est grâce à un pompier que ma mère a échappé à cette sélection puisque c’est lui qui l’a cachée dans un grenier. Il y a eu une énorme déportation à cette époque-là. Je crois qu’il y avait 12.000 déportés dans la journée, je ne sais pas exactement le chiffre.

On a toujours vécu dans une famine atroce. L’hiver était très, très dur. Je me souviens que de notre chambre qui formait un angle de l’immeuble, il y avait de la neige sur les murs et on a vécu là-dedans.

Je travaillais et c’est grâce à cela que j’avais ma soupe. Mon père est tombé malade. On a partagé la ration de pain, de soupe. On a vécu comme cela, on a survécu. Mais il y a des moments qui me reviennent, des morts dans notre immeuble. En face de ma fenêtre, dans l’autre bâtiment, a vécu une famille de jeunes gens avec deux petits enfants, un petit garçon de trois ans et un bébé. Le garçon de trois ans est mort, on l’a enterré et quelques semaines après, c’est le petit bébé qui meurt. On vient pour l’enterrement. La mère qui ne veut pas absolument pas le donner. C’était un déchirement terrible. On a tous vécu cela, je vois et j’entends encore les cris de cette pauvre mère.

Et c’est comme cela qu’on a vécu jusqu’à la liquidation, très affaiblis. Moi-même, j’étais malade du typhus au début 1944, et grâce aux connaissances que mon père avait dans l’administration du ghetto, on a procuré des piqûres pour moi. J’ai survécu à ce typhus mais deux mois après j’étais déportée.

La déportation

La déportation a eu lieu fin août. Moi-même, je me suis trouvée à Birkenau le 22 août. Je connais la date parce que, après la sélection à Auschwitz, quand on nous a emmenés au lieu du travail, dans un autre camp, le soldat qui nous a surveillés dans le wagon, il était couché au milieu avec son arme, il a sorti un journal, j’ai regardé son journal, je connais l’allemand, et c’était : "Paris ist gefallen" et c’était le jour où j’ai perdu mes parents, mon père, ma mère, mon mari. Paris était libéré et pour nous c’était la mort.

Le détail de la vie quotidienne, c’était comme dans tous les ghettos. Constamment à chercher de quoi manger, de quoi se chauffer, de quoi s’habiller. Les vêtements qu’on avait amené, étaient usés. Il y avait le centre de vêtements, Kleidung, c’étaient des vêtements qui étaient ramassés après la déportation des gens, des vêtements qu’ils ont laissés sur la place, on les a ramassés, on les a distribués aux gens qui n’avaient plus de vêtement. Moi, pour mon petit garçon que je gardais, je n’avais pas de vêtement pour lui, et j’étais obligée donc de m’adresser à cette institution.

Et cet enfant, arrivés à Auschwitz, était collé à ma mère qui avait 47 ans à peine. Tenant par la main l’enfant de 6 ans, et je pense, j’ai peur de le dire, que c’est à cause de cet enfant, que mère a été sélectionnée, parce que maman ne voulait pas se séparer de cet enfant, elle s’attachait. Voilà, c’était la sélection, et les femmes avec des enfants sont parties d’un côté. Elle a été gazée tout de suite.

Je n’ai plus revu personne de ma famille mais les images de ce ghetto, et j’ai vu le film sur Le ghetto de Lodz, sur Planète et si vous avez l’occasion de voir c’est un document tellement vrai. Et c’est tiré de photos que les Allemands ont faites, par exemple de la pendaison publique, c’est véridique, je n’y suis pas allée, mais on a obligé les gens d’aller voir la pendaison. C’était l’exemple. Il y a des photos des crématoires. Toutes les photos qui ont été faites aussi par des photographes, deux photographes qui ont vécu dans le ghetto de Lodz et qui ont réussi à préserver certains films qu’ils ont cachés et développés après la guerre.

C’est un témoignage tellement vrai qu’en regardant ce film, je me suis retrouvée dans cette misère, cette saleté, les gens qui se promenaient dans les rues, les jambes enflées, les gens qui se tenaient au mur pour avancer, tout cela c’était la famine. Une famille habitait le même immeuble, on a retrouvé quatre personnes mortes dans une pièce, on ne les a pas vues et le jour où on a ouvert la porte, elles étaient toutes mortes de faim. On tombait dans les rues, morts de faim. Les gens ramassaient les épluchures dans le caniveau. On lavait des épluchures dans le caniveau, on les mangeait.

Chaque jour c’était un événement horrible. Mes 20 ans par exemple, j’ai vécu mes vingt ans dans le ghetto. C’était un jour comme les autres où il n’y avait rien à manger et ma mère a réussi à avoir une poignée de pommes de terre pour faire une soupe mais il n’y avait pas de quoi allumer le feu. J’ai couru chez le boulanger qui m’a donné une poignée de charbon de bois. C’était la fête de mes vingt ans.

J’ai survécu, par quelle force ? Je ne sais pas, par la force morale peut être, je ne sais pas, parce que j’avais une telle envie de vivre, de retrouver les miens, encore cet espoir, je pense que c’est cela qui m’a tenue surtout. Après je me suis trouvée à Auschwitz, mais c’est une autre histoire : sélection, usine, déportée, évacuation d’un camp à l’autre.

J’ai été libérée finalement le 8 mai  1945 au soir à Theresienstadt.

Ce sera à peu près mon récit, mais pour décrire chaque jour, c’est beaucoup trop long. Toute la misère, la perte de ma soeur qui a été la plus terrible pour moi, elle avait dix neuf ans et les malades ramassés comme cela dans les hôpitaux, les enfants jetés dans des camions. Je ne dirai pas plus.

Nicole Mullier, 2002

David Cierakowiak, Journal du ghetto de Lodz, Paris, Rocher, 1997
Henryk Ross, Le Dernier Voyage des juifs de Lodz, Lodz Ghetto Album, photographs by Henryk Ross, texte de Thomas Weber et Robert Jan van Pelt, Londres, Chris Boot Ltd.

Chronique couleur du Ghetto de Lodz,de Darius Jablonski, 1998.

En 1987, on découvre par hasard dans un magasin d'antiquités viennois des diapositives en couleurs qui ont été prises en Pologne dans le Ghetto de Lodz par le chef comptable allemand Walter Genewein.

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