1. Dans votre livre, on ne trouve pas trace de haine à l’égard des Allemands ni même de rancoeur ou de désir de vengeance. Leur avez-vous pardonné ?

La haine est assez étrangère à mon tempérament. Elle me paraît un sentiment bestial et grossier, et, dans la mesure du possible, je préfère que mes pensées et mes actes soient inspirés par la raison; c est pourquoi je n’ai jamais, pour ma part, cultivé la haine comme désir primaire de revanche, de souffrance infligée à un ennemi véritable ou supposé, de vengeance particulière. Je dois ajouter, à en juger par ce que je vois, que la haine est personnelle, dirigée contre une personne, un visage; or, comme on peut voir dans les pages mêmes de ce livre, nos persécuteurs n avaient pas de nom, ils n’avaient pas de visage, ils étaient lointains, invisibles, inaccessibles. Prudemment, le système nazi faisait en sorte que les contacts directs entre les esclaves et les maîtres fussent réduits au minimum. Vous aurez sans doute remarqué que le livre ne mentionne qu’une seule rencontre de l’auteur - protagoniste avec un SS -- p. 205 -,et ce n’est pas un hasard si elle a lieu dans les tout derniers jours du Lager, alors que celui-ci est en voie de désagrégation et que le système concentrationnaire ne fonctionne plus.

D’ailleurs, à l’époque où ce livre a été écrit, c’est-à-dire en 1946, le nazisme et le fascisme semblaient véritablement ne plus avoir de visage; on aurait dit - et cela paraissait juste et mérité - qu’ils étaient retournés au néant, qu’ils s’étaient évanouis comme un songe monstrueux, comme les fantômes qui disparaissent au chant du coq. Comment aurais-je pu éprouver de la rancœur envers une armée de fantômes, et vouloir me venger d’eux?

Dès les années qui suivirent, l’Europe et l’Italie s’apercevaient que ce n’étaient là qu’illusion et naïveté : le fascisme était loin d’être mort, il n’était que caché, enkysté; il était en train de faire sa mue pour réapparaître ensuite sous de nouveaux dehors, un peu moins reconnaissable, un peu plus respectable, mieux adapté à ce monde nouveau, né de la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale que le fascisme avait lui-même provoquée. Je dois avouer que face à certains visages, à certains vieux mensonges, aux manœuvres de certains individus en mal de respectabilité, à certaines indulgences et connivences, la tentation de la haine se fait sentir en moi, et même violemment. Mais je ne suis pas un fasciste, je crois dans la raison et dans la discussion comme instruments suprêmes de progrès, et le désir de justice l’emporte en moi sur la haine. C’est bien pourquoi lorsque j’ai écrit ce livre, j’ai délibérément recouru au langage sobre et posé du témoin plutôt qu’au pathétique de la victime ou à la véhémence du vengeur : je pensais que mes paroles seraient d’autant plus crédibles qu’elles apparaîtraient plus objectives et dépassionnées; c’est dans ces conditions seulement qu’un témoin appelé à déposer en justice remplit sa mission, qui est de préparer le terrain aux juges. Et les juges, c’est vous.

Toutefois, je ne voudrais pas qu’on prenne cette absence de jugement explicite de ma part pour un pardon indiscriminé. Non, je n’ai pardonné à aucun des coupables, et jamais, ni maintenant ni dans l’avenir, je ne leur pardonnerai, à moins qu’il ne s’agisse de quelqu’un qui ait prouvé - faits à l’appui, et pas avec des mots, ou trop tard - qu’il est aujourd’hui conscient des fautes et des erreurs du fascisme, chez nous et à l’étranger, et qu’il est résolu à les condamner et à les extirper de sa propre conscience et de celle des autres. Dans ce cas-là alors, oui, bien que non chrétien, je suis prêt à pardonner, à suivre le précepte juif et chrétien qui engage à pardonner à son ennemi; mais un ennemi qui se repent n’est plus un ennemi.

Primo Levi  Si c'est un homme, Julliard  1995
Appendice à l'édition scolaire (1976)