Dossier : Apprendre l’histoire de l’Europe

revue Vingtième siècle, no 71, juillet - septembre 2001
en ligne sur Persée
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/issue/xxs_0294-1759_2001_num_71_1

. Apprendre l’histoire de l’Europe, Blois, 13 et 14 octobre 2000
Séminaire européen d’experts européens, à l’initiative de J Lang, au titre de la présidence française de l’UE : http://www.education.gouv.fr/pfue/brochure/fr_2.htm

. Une soixantaine d’historiens, de chercheurs, d’universitaires, de hauts fonctionnaires
. " Comment faire et enseigner une histoire de l’Europe qui pourrait aussi jouer son rôle dans cette éducation à la citoyenneté qu’on nous promet au 21e siècle ? "


Dossier : (Enseigner ?) et Apprendre l'histoire de l'Europe

au sommaire 
Le séminaire européen de Blois, Jean-Pierre Rioux
La « voix romaine », Rémi Brague
Une histoire à repenser, John Horne
Histoire de l'Europe et histoire des nations, Guy Hermet
Une histoire problématique, une histoire du temps présent, Robert Frank
Les vertus du bilatéral, Étienne François
Histoire, citoyenneté et démocratie,  Dominique Schnapper
Comment l'enseigner ? Dominique Borne



2 articles encadrent ce dossier :

- Le premier est celui de Jean-Pierre Rioux, Le séminaire européen de Blois,
qui se termine par 8 recommandations :

1 … " l’affermissement de cette histoire passe par la valorisation et la coordination des initiatives en cours, mais aussi par une mise en perspective concertée et par des recommandations au plus haut niveau européen…Cet apprentissage d’un passé aurait en outre un effet d’entraînement sur la formulation d’une éducation à la citoyenneté européenne… "

2 .. " l’histoire de l’Europe doit être puisée, avec toutes les adaptations pédagogiques indispensables, aux sources scientifiques de sa production "… " elle ne sera ni téléologique, ni identitaire, ni idéaliste… "

- téléologique : "laisser croire que l’énergie multi-séculaire de l’Europe est à porter au crédit de la seule construction européenne"

- identitaire : "partir des " principes si discutables de " l’unité dans la diversité " ou de " l’identité plurielle ", qui postulerait que les identités sont une donnée de base et non des constructions, qui déroulerait un rêve des origines ou célébrerait quelque multiculturalisme constitutif."

- idéaliste : "qui inscrirait l’Europe au centre du monde, et la créditerait… des seules vraies valeurs universelles."

3 - " il ne s’agit pas de promouvoir une histoire de l’Europe disjointe de celle du monde entier…mais de faire apprendre une histoire …dont la singularité fut d’emprunts et de contacts, de hiatus et de conflits… "
" Ce récit des contacts si intensément vécus doit abandonner l’histoire thématique ou l’histoire problème, trop désincarnées et trop pacifiées qui négligent la part du national et des assauts de mémoires… "
Apprendre l’histoire de l’Europe… "  imposera une lecture comparée et critique des mythes constitutifs des histoires nationales comme de leurs temps d’affrontements… "
" Il importe de fortifier chez les jeunes l’apprentissage d’une histoire des appartenances simultanées à différents territoires… "

4 - " l’histoire de l’Europe n’est ni une remémoration volontariste, ni une visite organisée de lieux de mémoire, de héros éponymes ou de dates-tournants "… Elle doit rester une histoire critique et raisonnée… " sans jamais récuser la part du politique, du social et de l’économique, elle doit être une histoire pleinement culturelle appuyée sur la fréquentation des lieux de mémoire incontestés (Auschwitz), des œuvres européennes de création, des symboles monumentaux, des traces visibles… "

5 - " Rien n’avancera si l’on ne raisonne qu’en termes de programmes, d’horaires, de manuels… "
" L’essentiel est d’ordre pédagogique : il s’agit d’apprendre à hiérarchiser à bon escient le traitement des programmes actuels, de favoriser un processus critique…d’éveiller les vraies curiosités
L’usage des nouvelles technologies doit être généralisé pour exciter ces curiosités et développer tous les types d’échanges. "

6 - " cet enseignement peut s’inspirer des expériences bi et multilingues actuelles ,mais à condition de sortir de " l’exclusivisme linguistique ", du bilatéral fixiste et du culte figé de la " civilisation " ".

7 - Faire réfléchir à l’écart originel entre nationalité et citoyenneté
prendre appui sur les valeurs universelles dont l’Europe est habituellement créditée et sur le rôle décisif du politique…

8 - " constituer un groupe de suivi fournissant des textes sur les méthodes, les perspectives, les consignes, les contenus, les pédagogies… "



- Le dernier est  celui de Dominique Borne : " Comment l’enseigner ? "
" Les principes et les grands thèmes d’un éventuel programme commun d’histoire de l’Europe "
Envisager l’histoire de l’Europe, ce n’est pas effacer les nations de l’histoire… seulement gommer les exclusivismes nationaux…Et comme en géographie envisager les territoires à différentes échelles.

Quels lieux de mémoire communs ? Aix la Chapelle ? Rome ?
" Les historiens ne seront en mesure d’interroger le passé de l’Europe et de jouer leur rôle critique que quand les politiques auront dessiné son futur "

quelques pistes à explorer, selon Dominique Borne :
- Nations et récurrences des rêves impériaux
- Le migrant et l’immigré - plus les peuples sans nation, les Juifs, les Tziganes
- Cartographier les réseaux culturels et politiques des élites, des fils de Benoît de Nursie aux révolutionnaires professionnels du XXe. Mais aussi les réseaux de transports et d’échanges.
- La ville et l’urbanité
- L’Europe, comme centre déchu, qui " doit accepter et reconnaître l’autre ".

" Ce serait duperie de dérouler la linéarité d’une histoire de l’Europe des valeurs… L’Europe a bafouillé ses valeurs, contredit ses principes et bien souvent bradé ses héritages. Ainsi, enseigner l’histoire de l’Europe, c’est enseigner aussi Auschwitz, c’est à dire le plus terrible des reniements et sans doute le seul vrai lieu de mémoire, puisque, niant toutes les valeurs, il les affirme en creux "



Les autres articles, dans la revue Vingtième siècle :

Rémi Brague, philosophe " Tous les chemins passent par Rome ", ou "  La voie romaine "
" Tracer un trait ferme entre l’histoire de l’Europe et l’histoire du monde ne peut être qu’une abstraction . Il en est ainsi depuis 5 siècles au moins ".

" Les points de référence de la culture européenne se situent ailleurs qu’en elle-même… Ni l’Athènes de Platon, ni la Jérusalem des prophètes en se considéraient comme des villes d’Europe…  c’est ce que j’ai appelé l’identité excentrique de l’Europe…" ainsi, la revendication de l’hellénisme par l’Occident latin est au fond une usurpation , ignorante du droit d’aînesse de Byzance.

" La curiosité à l’égard de ce qui est autre est une attitude essentiellement européenne ".

" Ne faire que de l’histoire, au lieu de faire de la morale ".
" On se gardera de 2 tentations :
. d’une part battre sa coulpe sur la poitrine de nos ancêtres…
. d’autre part, symétriquement, on se refusera à projeter sur le passé les modes et les rêves actuels…sans parler des fadaises sur la Méditerranée ou des utopies rétrospectives d’Alexandrie ou de Cordoue… dans un récit radicalement dégrisé…on rappellera par exemple qu’Alexandrie est le lieu de naissance de l’antisémitisme, et que les 2 fils les plus illustres de Cordoue, Maïmonide et Averroes, on en commun d’en avoir été chassés ".



John Horne : Une histoire à repenser
" L’histoire de l’Europe doit prendre en compte 3 évidences du XXe siècle : la " brutalisation qui a nié dès 1914 le Progrès et les Lumières, la porosité de l’espace depuis la fin du communisme à l’Est, l’immigration d’Afrique et d’Asie qui relance aujourd’hui l’Europe multiculturelle "

La civilisation non comme fondation de la race mais comme héritage de pensées, de réalisations, et d’aspirations religieuses…a atteint son sommet aux EU, lors de la guerre froide : les cours de Western Civilization deviennent le fondement de l’enseignement universitaire des humanités.



Guy Hermet : Histoire de l’Europe et histoire des nations
Comment passer des histoires nationales " histoire-mémoire sélective et téléologique " à une histoire européenne de l’Europe ?
sans doute en promouvant une histoire " braudélienne " que les responsables ont renoncé à promouvoir.

Mais Guy Hermet constate que la formation des enseignants dépend trop " moule des sagas nationales ", et qu’il faudrait agir sur leur formation, en prenant appui sur l’université, " pour peu que ses maîtres n’y voient pas une offense à l’idée qu’ils se font de leur discipline… "

Réparer les oublis sur l’Europe : l’espace ottoman, l’Europe centrale

Guy Hermet plaide pour un compromis, entre une histoire européenne, des histoires nationales dépouillées de leur mythologies, et une histoire de certaines minorités (les protestants en F, les catholiques en GB, les juifs dans l’ensemble de l’Europe).
Répudier les plaidoyers pro-domo, et prendre appui sur qq axes majeurs comme l’émergence des sociétés mobiles sécularisées, l’éclosion de l’Etat, le triomphe de la logique démocratique.

Humaniser une histoire trop conceptuelle et trop abstraite, en " la présentant aux jeunes esprits dans le style imagé des vieilles leçons de choses des écoles primaires "



Robert Frank : Une histoire problématique, une histoire du temps présent :

L’Europe : de quel objet parlons-nous ? de l’Europe continent, de l’Europe civilisation, de l’Europe idéal ou de l’Europe construction ?
" Pour réduire cette incertitude, R Frank appelle l’histoire comparée, l’histoire des relations internationales, l’histoire du temps présent. Il invoque les forces profondes signalées naguère par Pierre Renouvin. Il montre les nuances entre identité européenne et conscience européenne…

" JP Rioux pense que la difficulté de l’Europe technocratique de Bruxelles à susciter l’enthousiasme des opinions restées très nationales induit la preuve à fortiori qu’il n’y a pas ou peu de place pour une histoire européenne. S’il entend par là une histoire militante et " bruxelloise " de l’Europe, il a raison. Mais il ne faut pas confondre sentiment et identité :  ce n’est pas parce que le sentiment européen est particulièrement faible face aux sentiments nationaux que l’identité européenne n’existe pas. Les Européens se sentent malgré tout Européens à des titres divers… et on peut faire une histoire européenne de cette identité… "



Etienne François : Les vertus du bilatéral
L’exemple franco-allemand montre l’intérêt de l’histoire comparée et de l’étude des transferts culturels.
L’histoire de l’Europe relève bien plutôt du multilatéral, et ce multilatéral-là reste à mieux inventer. "

3 modèles de concrétisation :
- faire retrouver dans les familles les morceaux d’histoire étrangère
- faire retrouver dans la mémoire d’un quartier ou d’une localité les formes de présence des autres pays européens
- faire partir à la découverte de lieux de mémoire partagés : que signifient Versailles (le château et le traité) pour les Français, pour les Allemands, pour les Anglais, pour les Néerlandais…

Cela suppose l’organisation d’une réelle mobilité des personnes, et une réforme des parcours professionnels, dans lesquels le séjour à l’étranger doit devenir la règle.



Dominique Schnapper : Histoire, citoyenneté et démocratie
mettre en place un enseignement réflexif et critique qui transmette le sens des valeurs civiques universelles et en même temps, la légitimité de l’attachement de chaque peuple à son histoire.



[Programme, d’après :
http://www.ac-orleans-tours.fr/rdv-histoire/an2000/info-histoire.htm

Vendredi 13 octobre
matin : A la recherche d’une histoire de l’Europe
LUISA PASSERINI •
La voie romaine d’une histoire de l’Europe par RÉMI BRAGUE •
Histoire de l’Europe, histoire des nations par KRYSZTOV POMIAN / Histoire comparée, histoire internationale,
Histoire du temps présent : une histoire-problème par ROBERT FRANK

après-midi : Table ronde des Ministres

Samedi 14 octobre
matin : L’histoire de l’Europe dans les enseignements d’histoire
BRONISLAW GEREMEK •
Comment enseigner l’histoire de l’Europe par DOMINIQUE BORNE •
Les vertus du bilatéral : l’exemple franco-allemand par ETIENNE FRANÇOIS •
Le rôle des musées d’histoire par ELIE BARNAVI

après-midi : Mises en perspectives
RUDOLF VON THADDEN •
Histoire de l’Europe et nouvelles technologies de l’information et de la communication •
Histoire de l’Europe et enseignements internationaux •
Apprentissages de l’histoire et citoyenneté européenne par DOMINIQUE SCHNAPPER ]

CR Daniel Letouzey, 2001-2015