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Benoît Hopquin 
14-18 : l'émergence d'une autre mémoire
Le Monde 12/11/2005
Nicolas Offenstadt
Non, la justice militaire et les fraternisations 
de la Grande Guerre 
ne sont pas seulement un sujet "de notre époque"


Benoît Hopquin - 14-18 : l'émergence d'une autre mémoire

à propos de l'ouvrage "Regard de soldat : la Grande Guerre vue par l'artilleur Jean Combier", 
de Nicolas Meaux et Marc Combier, préface de Bertrand Tavernier. Ed Acropole. 35 e.  Le Monde 12/11/2005

 C'est un document sur 14-18 revendiqué comme unique. "Il n'existe aucune autre photographie d'une exécution pour l'exemple", assurent Marc Combier et Nicolas Meaux, coauteurs de Regard de soldat, la Grande Guerre vue par l'artilleur Jean Combier. Le livre, fort de quelque 200 illustrations d'époque, vient de sortir en librairie, à l'occasion des commémorations du 11-Novembre.

Le cliché a été pris par Jean Combier, le 20 avril 1915, à Flirey (Meurthe-et-Moselle), sans doute en cachette, depuis une maison en ruines. Après avoir été oubliée pendant des décennies, la photo a été exhumée fortuitement par son fils, Marc, en 1976, parmi les affaires d'un autre "poilu". "Les deux soldats avaient sympathisé à Verdun. La photo a circulé dans les tranchées. C'est sans doute là que mon père l'a remise à son ami", explique M. Combier.

Une longue enquête sur le terrain et dans les archives, conduite avec le concours de trois historiens, a ensuite permis d'identifier la date et le lieu de la photo, d'en vérifier également l'authenticité et la valeur historique. Ou à tout le moins sa rareté : les fonds militaires de l'époque n'ayant pas été totalement inventoriés, d'autres images inédites pourraient surgir du néant.

Le 20 avril 1915, le caporal Antoine Morange, les soldats Félix Baudy, François Fontanaud et Henri Prébost sont passés par les armes. Deux jours avant, la 5e compagnie du 2e bataillon du 63e régiment a refusé de monter à l'assaut de la crête de Mort-Mare. Par trois fois déjà, les 4, 5 et 6 avril, des attaques ont été lancées contre ce bois tenu par les Allemands et se sont soldées par 600 morts. Exténuée, la compagnie a été désignée par tirage au sort pour une nouvelle tentative. Elle se rebiffe.

Furieux, le général Delétoile ordonne que les 250 soldats passent en cour martiale. Après l'intervention d'autres officiers, cinq hommes sont désignés et comparaissent dès le 19, pour une parodie de procès. L'un d'eux est acquitté. Les quatre autres sont exécutés. Ils seront réhabilités en 1934.

Les fusillés de Flirey s'ajoutent à ceux de Vingré, Fontenoy, Fleury, Mouilly, Montauville... En quatre ans, 2 400 "poilus" auront été condamnés à mort et 600 exécutés, les autres voyant leur peine commuée en travaux forcés. Beaucoup ont été rétablis dans leur honneur dans les années 1920 ou 1930.

La sortie du livre coïncide avec celle du film Joyeux Noël, de Christian Carion, qui raconte la fraternisation entre des Allemands, des Ecossais et des Français, l'espace de quelques heures, en décembre 1914. Une exposition consacrée aux fusillés est également organisée à Soissons (Aisne), près du Chemin des Dames.

La mise en valeur de ces épisodes, somme toute contingents dans un conflit qui a fait 8 millions de morts, "en dit plus sur notre époque que sur la guerre elle-même", estime Jean-Jacques Becker, historien spécialiste de la période. "Ce traitement est dans l'air du temps. Il reflète notre vision sur l'absurdité de cette guerre. Mais les gens qui l'ont faite ne la trouvaient pas absurde", poursuit le coauteur notamment d'une Encyclopédie de la Grande Guerre (Bayard, 2004).

Les années ont donc modifié le ton donné aux commémorations de l'Armistice. Mais le changement de siècle n'a en rien affadi le souvenir dans notre pays. "Toute l'histoire française reste la suite de la Grande Guerre", estime M. Becker.

Cette persistance s'explique par la signification qu'a pris, dès l'origine, le 11-Novembre. Il s'agissait moins de célébrer une victoire que d'honorer les morts de celle qu'on croyait la "der des ders". La célébration de l'Armistice est ainsi devenue une ode à la paix, voire au pacifisme.

"L'énormité des pertes sera restée un secret jusque dans les années 1920", constate Jean-Jacques Becker. C'est à ce moment qu'est transféré sous l'Arc de Triomphe le cercueil d'un soldat inconnu censé représenter l'ensemble des absents. Que sont également érigés dans presque toutes les communes des monuments aux morts, à la demande d'anciens combattants soucieux de rappeler la mémoire de leurs copains disparus. "On ne peut rien comprendre à l'histoire de l'entre-deux-guerres si on n'analyse pas ce deuil profond de la France", poursuit M. Becker.

La seconde guerre mondiale va tout changer. Le pacifisme de l'entre-deux-guerres est mis en accusation. La longue litanie des "morts au champ d'honneur" qu'égrènent les enfants des écoles chaque 11-Novembre passe pour émolliente. En 1957, le film de Stanley Kubrick, Les Sentiers de la gloire, traitant justement du sort des mutins, provoque l'ire des militaires. Soumis à de fortes pressions, le producteur renonce à le sortir en France. Pourtant, en 1935, le livre de Humphrey Cobb dont est inspiré le film avait connu un franc succès. Mais l'armée victorieuse de l'après 1918 était moins chatouilleuse que celle de l'après 1945, humiliée en 1940 puis chahutée dans l'ancien Empire. Il faudra attendre 1975 pour que l'oeuvre de Kubrick soit enfin visible en France.

C'est à la même époque que Marc Combier a commencé à s'intéresser aux centaines de négatifs que son père lui avait laissés à sa mort, en 1968. "J'avais 17 ans quand il est décédé. Il ne m'avait jamais parlé de la guerre. Je n'ai compris la valeur de ces photos que bien plus tard. A travers elles, je rentrais dans la peau de mon père." Clichés en main, le fils a donc suivi les traces de Jean sur les champs de bataille. Jusqu'à ce livre qui fait suite à tant d'autres publiés ces dernières années.

"On sent une remontée de l'intérêt pour la Grande Guerre depuis vingt ou trente ans", constate Jean-Jacques Becker. La construction européenne y est pour une part. "Si l'Europe se fait, même difficilement, c'est sur le souvenir de ces déchirures", explique l'historien. En témoigne de manière symbolique l'image de François Mitterrand et Helmut Kohl se tenant la main à Verdun, en 1984.

Ceux qui fraternisaient ou refusaient de combattre font figure, aujourd'hui, de précurseurs. "Que ces soldats, désignés pour l'exemple, (...) réintègrent pleinement notre mémoire collective nationale", affirmait en novembre 1998 Lionel Jospin, alors premier ministre, en réhabilitant les mutins de 1917. Si longtemps oubliés dans des cartons, les fusillés de Flirey peuvent désormais se présenter au grand jour.

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http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3224,36-709174,0.html
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Nicolas Offenstadt 
Non, la justice militaire et les fraternisations de la Grande Guerre 
ne sont pas seulement un sujet "de notre époque"

Réponse à l’article de Benoit Hopquin
publié dans Le Monde du 12 novembre 2005.

L’article " 14-18 : l’émergence d’une autre mémoire " publié par B. Hopquin dans Le Monde du 12 novembre 2005 contient de nombreux propos contestables et déformant le sujet qu’il traite. Il véhicule, de plus, une vision très unilatérale des enjeux de mémoire du conflit, appuyée seulement sur les propos d’un historien de l’historial de Péronne, Jean-Jacques Becker, sans lui donner de contrepoint. Cette école ne fait pourtant pas l’unanimité.

Prenant pour point de départ une photo d’exécution de soldats pour refus d’obéissance (affaire de Flirey 1915,  mais l'identification est douteuse...), l’article évoque la mémoire des exécutions et des fraternisations et suit J.J. Becker, qui considère ces épisodes comme " contingents " et avant tout valorisés par nos interrogations d’aujourd’hui.

L’exercice de la justice militaire fut pourtant tout sauf " contingent " pendant la Grande Guerre. De même, les exécutions et les fraternisations, dans des registres différents, étaient déjà très présentes et discutées à l’époque. Ce n’est pas simplement une " mise en valeur " d’aujourd’hui comme veut le laisser croire l’article :

1. La gestion disciplinaire des troupes est un très lourd enjeu pour les autorités et les chefs militaires au début de la guerre en particulier. Tout le travail du général Bach le démontre très bien à l’aide de sources de première main (Fusillés pour l’exemple, Tallandier, 2003)

2. Dès la guerre même, cette justice est discutée, contestée et réformée. Je le montre dans Les fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collective, Odile Jacob, 1999/2002.

3. Fraternisations, trêves ou accords tacites, et autres " petits gestes de non-agression " sont des pratiques répétées de la guerre des tranchées sur les différents fronts, qui marquaient souvent les soldats. Ces moments de contacts pacifiques d’un camp à l’autre ont existé, avant Noël 1914, après, jusqu’en 1918, selon des intensités et des durées variées, empruntant de multiples formes. Voir l’analyse de première main, qui renouvelle le sujet, de Rémy Cazals dans M. Ferro et alii, Frères de tranchées, Perrin, 2005.
 

Par ailleurs : 

- La question des fusillés n’a pas été " occultée " ou " oubliée " : l’affaire des fusillés de Flirey ici évoquée n’a cessé d’être soulevée dans l’entre-deux-guerres, par les anciens combattants au premier chef, et les historiens l’ont largement rappelé dans leurs travaux depuis (Guy Pedroncini, Antoine Prost puis l’auteur de ces lignes).

- ll n’y pas " beaucoup " de soldats fusillés à avoir été réhabilités par rapport au nombre des exécutions (moins d’1/10 sans doute). 

- Pour le détail, il existe d’autres photos d’exécutions que celle présentée ici, " revendiquée comme unique ", et dont l’analyse n’est pas sans difficultés (celle d’un soldat belge fusillé, conservée au Musée d’Ypres, celles publiées par Guy Pedroncini dans son livre 1917, Les mutineries, 1968 etc…)

- Il est aussi d’évidence pour tout chercheur ayant étudié les témoignages des combattants, qu’il arrivait à ces derniers de trouver la guerre " absurde " (" les gens qui l’ont faite ne la trouvaient pas absurde " dit pourtant, sans nuances, J.J. Becker).

Au total cet article rejoue le discours du " tabou " sur des questions en fait bien connues et donne une vision déformante de la Grande Guerre en faisant croire que les soldats la menaient, dans leur ensemble, avec conviction, et que les enjeux disciplinaires n’avaient guère d’importance. Ce serait les sentiments humanistes d’aujourd’hui qui feraient survaloriser des épisodes insignifiants du conflit. Il faudra sans doute expliquer plutôt, pourquoi l’Ecole de Péronne suivie ici par un journaliste qui n’a pas pris le temps de lire les travaux correspondant à son sujet, cherche systématiquement à les minimiser et à les dévaloriser, au mépris des sources. Ce serait un autre texte.

Nicolas Offenstadt - (nicolas.offenstadt__univ-paris1.fr) - Novembre 2005