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Les inventaires de 1906 dans l'Orne.
L'attitude des maires et des conseillers municipaux (exemple de Céaucé)

source : Gérard Bourdin - Les inventaires de 1906 dans l’ancien arrondissement de Domfront - Le Pays Bas-Normand - N°2 1982 ( I La religion populaire, les notables et l’Etat - II Violences mesurées )

A Céaucé, l’inventaire qui était fixé au vendredi 2 mars à 9 h 1/2 du matin, n’a pu être opéré ainsi que nous l’avons annoncé. 

Dès huit heures environ 350 hommes étaient réunis sur la place tandis qu’autant de femmes se trouvaient à l’intérieur de l’église. Tous les fidèles à l’extérieur comme à l’intérieur priaient et chantaient des cantiques. Le Credo fut chanté par deux chœurs et il fut vraiment impressionnant de voir tous les manifestants se découvrir et s’agenouiller au verset Et homo factus est.

M. Mustière, percepteur de Domfront, arrive à 9 h 1/2 et se dirige vers le presbytère. Dix hommes se placent près de la porte de la cure et lui en barre l’entrée en disant : "On ne passe pas". Le percepteur voit qu’il n’y a rien à faire et se retire sans parlementer. 
Quelques minutes après il vient à la grande porte de l’église.
Là, se trouve M. le Curé entouré des membres du Conseil de fabrique et de nombreux Conseillers municipaux.
M. le Curé, au nom du Conseil de fabrique, lit une protestation fortement motivée.
Puis M. le Dr Guibout, au nom de ses collègues du Conseil municipal, donne lecture de la déclaration suivante, dont il demande au percepteur l’annexion à son procès-verbal :
 


Monsieur le Percepteur,
chargé de l’inventaire,

Conseillers municipaux de Céaucé, investis par la confiance de la population du soin de représenter et défendre ses intérêts, nous tenons à traduire la bien légitime émotion que suscite en notre commune l’inventaire de notre église.

Français, nous ne méconnaissons certes pas le précepte du Dieu qui a dit "Rendez à César ce qui est à César". L’impôt par exemple est légitime en principe, nous ne refusons pas M. le Percepteur, d’ouvrir à l’Etat notre bourse; à la Patrie, s’il en est besoin, nous saurions donner notre sang.

Catholiques aussi, nous entendons réserver à Dieu ce qui appartient à Dieu ; l’Eglise et les dons que lui ont offerts nos sacrifices volontaires.

César ne peut se placer en opposition, au-dessus de Dieu en situation privilégiée. Dieu n’est pas failli pour qu’on inventorie chez lui. Et du reste, le précepte divin n’est pas seul à nous soutenir dans une démarche que nous savons légitime La Loi Française, La Loi de notre Pays Républicain a promulgué aussi les dogmes essentiels, dans la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen "Nul ne peut être inquiété pour ses opinions religieuses". De cet inventaire qu’on nous impose à nous catholiques, veut-il donc nous traiter en parias qu’il ne s’applique pas, en France, à cette autre secte religieuse qu’est la Franc-maçonnerie.

Et pourtant nous sommes le nombre. Une des Lois essentielles du Régime Républicain qui veut le respect du "Droit des Majorités". On n’a pas voulu la connaître, cette majorité en attendant de voter cette loi de séparation, la consultation nationale des électeurs.

Dans notre commune, les listes de pétitions contre la séparation ont assez éloquemment traduit le sentiment général.

Et puis nos craintes sont-elles vaines de cet inventaire que vous venez faire? D’autres réglementations récentes ont été bien lourdement aggravées le lendemain malgré le formel engagement de leurs propres auteurs. — D’autres inventaires ont été le prélude de rudes vexations pour nos consciences catholiques, avec la suppression de nos écoles libres; pour nos intérêts agricoles avec la loi que vient de faire rapporter la revendication générale du pays.

Comme Français patriotes, comme catholiques, nous avons une autre crainte, elle est poignante; c’est que Dieu accepte cette séparation d’avec la France qu’il protège.

Et qu’après de lamentables épreuves pour notre Pays, comme, par exemple, ils le furent après 1870, les Pouvoirs Publics ne soient amenés, trop tard, à voter une Loi de Réparation nationale.

Voilà M. l’agent du gouvernement, pourquoi nous avons cru bon, avant votre inventaire, de vous présenter ces observations.

Suivent les signatures de 18 conseillers municipaux 
Baglin, Cousin, Chenu, Dutertre, Forget, Fourré, Gallery, Goyer, Dr Gui bout, Hamard maire, Jamois, Lamy, Leblanc, Leverrier, Maignan adjoint, Mauger, Pottier, Troussier.

Les Conseillers municipaux de Céaucé faisant abstraction de toutes les divisions, de toutes préférences, se sont unis dans un même sentiment la défense de leur foi. On ne saurait trop les féliciter de leur noble attitude et ils ont pu se rendre compte, par les acclamations qui ont accueilli leur belle protestation, qu’ils étaient en parfait accord avec la grande majorité de leurs concitoyens.

En effet, la lecture de la protestation fut écoutée au milieu d’un silence complet, et dès qu’elle fut terminée un cri unanime retentit "Vivent les Conseillers"

En présence de cette manifestation, le percepteur vit qu’il était inutile d’insister et se retira en engageant la foule à ne plus résister quand il reviendrait avec la force, afin de mériter un bon point de l’administration; ce qui lui valut cette réplique des assistants : "Nous ne sommes pas des enfants et des écoliers qu’on mène avec la promesse de bons points d’un gouvernement qui devrait auparavant mériter ceux des électeurs ! - Vive la liberté ! "   Sur ce, l’agent des domaines s’en alla...

Les fidèles se trouvant sur la place rentrèrent dans l’église avec les membres du Conseil de fabrique et les Conseillers municipaux. M. le Curé remercia ses paroissiens de leur attitude digne et correcte, puis eut lieu le salut et une très belle amende honorable affirmant le foi des habitants de Céaucé.

Après cette cérémonie, beaucoup d’hommes restèrent sur la place, craignant un retour de l’agent du gouvernement ou une surprise.

Le bruit s’était répandu que des soldats et des gendarmes avaient quitté Domfront se dirigeant sur Céaucé, la foule augmenta et stationna dans le bourg une grande partie de l’après-midi, au grand désespoir des petits et grands chefs du clan blocard, furieux de voir pareille manifestation.

Publicateur de l’Orne - 11 mars 1906