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Marc Bloch 

L'étrange défaite

Folio histoire, 1992
Les classiques des sciences sociales

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8 au 10 février 2012 :
Colloque universitaire en hommage à Marc Bloch
Rouen - Val-de-Reuil




Je suis Juif, sinon par la religion, que je ne pratique point, non plus que nulle autre, du moins par la naissance. Je n’en tire ni orgueil ni honte, étant, je l’espère, assez bon historien pour n’ignorer point que les prédispositions raciales sont un mythe et la notion même de race pure une absurdité particulièrement flagrante, lorsqu’elle prétend s’appliquer, comme ici, à ce qui fut, en réalité, un groupe de croyants, recrutés, jadis, dans tout le monde méditerranéen, turco-khazar et slave. Je ne revendique jamais mon origine que dans un cas : en face d’un antisémite. Mais peut-être les personnes qui s’opposeront à mon témoignage chercheront-elles à le ruiner en me traitant de « métèque ». Je leur répondrai, sans plus, que mon arrière-grand-père fut soldat, en 1793; que mon père en 1870, servit dans Strasbourg assiégé ; que mes deux oncles et lui quittèrent volontairement leur Alsace natale, après son annexion au IIeme Reich; que j’ai été élevé dans le culte de ces traditions patriotiques, dont les Israélites de l’exode alsacien furent toujours les plus fervents mainteneurs; que la France, enfin, dont certains conspireraient volontiers à m’expulser aujourd’hui et peut-être (qui sait?) y réussiront, demeurera, quoi qu’il arrive, la patrie dont je ne saurais déraciner mon cœur . J’y suis né, j’ ai bu aux sources de sa culture, j’ai fait mien son passé, je ne respire bien que sous son ciel, et je me suis efforcé, à mon tour, de la défendre de mon mieux.

Présentation du témoin , L'étrange défaite, I, p 31 sq
 



Il est bon, il est sain que, dans un pays libre, les philosophies sociales contraires se combattent librement. Il est, dans l’état présent de nos sociétés, inévitable que les diverses classes aient des intérêts opposés et prennent conscience de leurs antagonismes. Le malheur de la patrie commence quand la légitimité de ces heurts n’est pas comprise.

Il m’est arrivé, çà et là, de prononcer le nom de bourgeoisie. Non sans scrupules. Ces mots, à la fois usés par le temps et sujets à de perpétuelles déviations de sens, encombrent la nomenclature, encore tâtonnante, des sciences humaines, ils enferment, dans des contours trop flous, des réalités trop complexes. Force est bien, cependant, jusqu’à nouvel ordre, d’user du seul vocabulaire qu’un langage imparfait mette à votre disposition. A condition d’en définir les termes. J’appelle donc bourgeois de chez nous un Français qui ne doit pas ses ressources au travail de ses mains; dont les revenus, quelle qu’en soit l’origine, comme la très variable ampleur, lui permettent une aisance de moyens et lui procurent une sécurité, dans ce niveau, très supérieure aux hasardeuses possibilités du salaire ouvrier; dont l’instruction, tantôt reçue dès l’enfance, si la famille est d’établissement ancien, tantôt acquise au cours d’une ascension sociale exceptionnelle, dépasse par sa richesse, sa tonalité ou ses prétentions, la norme de culture tout à fait commune ; qui enfin se sent ou se croit appartenir à une classe vouée à tenir dans la nation un rôle directeur et par mille détails, du costume, de la langue, de la bienséance, marque, plus ou moins instinctivement, son attachement à cette originalité du groupe et à ce prestige collectif.

Or, la bourgeoisie, ainsi entendue, avait, dans la France d’avant-guerre, cessé d’être heureuse. Les révolutions économiques, qu’on attribuait à la dernière catastrophe mondiale et qui n en venaient pas toutes sapaient la quiète stabilité des fortunes. Jadis ressource presque unique de beaucoup de familles, ultime espoir de tant d’autres, qui en étaient encore aux premières pentes du succès, la rente fondait entre des mains étonnées. La résistance du salariat faisait bloc contre toute pression sur les rémunérations ouvrières, amenuisant, à chaque crise, le profit patronal, avec les dividendes. L’expansion de l’industrie, dans les pays neufs, et les progrès de leur autarcie vouaient à une anémie croissante les capitalismes européens et français. La poussée des nouvelles couches sociales menaçait la puissance, économique et politique, d’un groupe habitué à commander.

Longtemps il s'était, dans son ensemble, accommodé des institutions démocratiques. Beaucoup de ses membres les avaient même appelées de leurs vœux. C'était que les mœurs, comme à l'ordinaire, avaient retardé sur le droit. Remis au petit paysan et à l’ouvrier, le bulletin de vote n’avait, durant plus d’une génération, pas changé grand-chose à la domination traditionnelle exercée, sur la province, par les notables des classes moyennes. Il les avait même servis, en leur permettant d’éliminer, en partie, des grands postes de l’État, leurs vieux adversaires de la très haute bourgeoisie ou de la noblesse. Chez ces hommes étrangers aux intransigeances aristocratiques, la démocratie flattait un goût très sincère d’humanité. Elle ne les inquiétait pas encore dans leur bourse ou dans la solidité de leur modeste prestige. Mais un jour vint où, favorisé par la tragédie économique, l’électeur du commun fit entendre beaucoup plus haut et plus dangereusement sa voix. Les rancunes furent avivées par un véritable sentiment d’inégalité retournée. Contraint à payer de sa personne, chaque jour plus durement, le bourgeois crut s’apercevoir que les masses populaires, dont le labeur était la source profonde de ses gains, travaillaient au contraire moins que par le passé — ce qui était vrai — et même moins que lui-même : ce qui n’était peut-être pas aussi exact, en tout cas, tenait un compte insuffisant des différentes nuances de la fatigue humaine. On le vit s’indigner que le manœuvre trouvât le loisir d’aller au cinéma, tout comme le patron! L’esprit des classes ouvrières, que leur longue insécurité avait accoutumé à vivre sans beaucoup de souci du lendemain, heurtait son respect inné de l’épargne. Dans ces foules au poing levé, exigeantes, un peu hargneuses et dont la violence traduisait une grande candeur, les plus charitables gémissaient de chercher désormais en vain le « bon pauvre » déférent des romans de Mme de Ségur. Les valeurs d’ordre, de docile bonhomie, de hiérarchie sociale complaisamment acceptée, auxquelles toute leur éducation avait formé des âmes naturellement peu amies des nouveautés, paraissaient prêtes à être balayées; et avec elles, peut-être, quelque chose d’assurément beaucoup plus précieux: un peu de ce sens national qui, sans que le riche s’en doute toujours assez, réclame des humbles une dose d’abnégation bien plus considérable que chez leurs maîtres.

Parce que la bourgeoisie était ainsi anxieuse et mécontente, elle était aussi aigrie. Ce peuple dont elle sortait et avec lequel, en y regardant de plus près, elle se fût senti plus d’une affinité profonde, trop déshabituée, d’ailleurs de tout effort d’analyse humaine pour chercher à le comprendre, elle préféra le condamner. On saurait difficilement exagérer l’émoi que, dans les rangs des classes aisées, même parmi les hommes, en apparence les plus libres d’esprit, provoqua, en 1936, l’avènement du Front populaire. Quiconque avait quatre sous crut sentir passer le vent du désastre et l’épouvante des ménagères dépassa, s’il était possible, celle de leurs époux. On accuse aujourd’hui la bourgeoisie juive d’avoir fomenté le mouvement. Pauvre Synagogue, à l’éternel bandeau. Elle trembla, j’en puis témoigner, plus encore que l’Eglise. Il en fut de même pour le Temple. « Je ne reconnais plus mes industriels protestants, me disait un écrivain, né dans leur milieu. «Ils étaient naguère, entre tous, soucieux du bien-être de leurs ouvriers. Les voici, maintenant, les plus acharnés contre eux ! » Une longue fente, séparant en deux blocs les groupes sociaux, se trouva, du jour au lendemain, tracée dans l’épaisseur de la société française.

Certes, je n’ai nulle envie d’entreprendre ici l’apologie des gouvernements de Front populaire. Une pelletée de terre, pieusement jetée sur leurs tombes: de la part de ceux qui, un moment, purent mettre en eux leur foi ; ces morts ne méritent rien de plus. Ils tombèrent sans gloire. Le pis est que leurs adversaires y furent pour peu de chose. Les événements mêmes, qui les dépassaient, n'en portent pas, à beaucoup près, tout le poids. La tentative succomba, avant tout, devant la folie des ses partisans ou qui affectaient de l'être. Mais l'attitude de la plus grande partie de la bourgeoisie fut inexcusable. Elle bouda, stupidement, le bien comme le mal. (…)

(…) De plus en plus loin du peuple, dont elle renonçait à pénétrer, pour sympathiser avec eux, les authentiques mouvements d’âme, tour à tour refusant de le prendre au sérieux ou tremblant devant lui, la bourgeoisie, en même temps, s ‘écartait, sans le vouloir, de la France tout court.

En accablant le régime, elle arrivait, par un mouvement trop naturel, à condamner la nation qui se l’était donné. Désespérant, malgré elle, de ses propres destins, elle finissait par désespérer de la patrie. (…)

Examen de conscience d'un Français, L'étrange défaite, III, p 195 sq
mise en ligne DL - 16 juin 2004


Marc Bloch, historien et homme d'action (1886-1944).
Le site de l'association Marc Bloch
Veritas vinum vitae, la lettre d'information
http://www.marcbloch.fr


"Marc Bloch, a celebration of his life and legacy": Un colloque a eu lieu le 16 juin 2004 à l’université de Londres. 


Deux ouvrages
retracent son parcours exemplaire :

Carol Fink, Marc Bloch, a life in history, Cambridge, Cambridge University Press, 1989
Olivier Dumoulin, Marc Bloch, Paris, Presses de Sciences Po, 2000.

Lire également : François-Olivier Touati, Marc Bloch et l’Angleterre, La Boutique de l’Histoire, Paris, janvier 2007

Marc Bloch, historien  et résistant - Bronislaw Geremek 1986

Marc Bloch, un héros dans l'histoire (Le Monde des livres, 20 janvier 2006
à propos du Quarto Gallimard, 
et de Marc Bloch, un historien au XXeme siècle (Ulrich Raulff)

Marc Bloch, veille documentaire Clioweb
http://clioweb.canalblog.com/tag/marcbloch

 




Une expérience à propos de Marc Bloch, inspirée de l’article de Roy Rosenzweig : 
Où trouver une biographie lisible par des lycéens ?

L’Universalis détaille le parcours de Lucien Febvre 
mais est très laconique sur la vie de Marc Bloch. 
Un long paragraphe sur 5 ouvrages, un plus court sur les comptes rendus critiques.

Sur le site Marc Bloch,  la « biographie » est concise
http://www.marcbloch.fr/bio.html
« L’homme, le combattant », l’autre entrée est développée.
C’est la « biographie impossible «  par Etienne Bloch 
qui souligne les lacunes et les silences
http://www.marcbloch.fr/homme.html

Finalement, la page consacrée par Wikipedia est utile,
à condition de l’élaguer quelque peu
(la biblio est bonne, les sites externes aussi...)
http://fr.wikipedia.org/wiki/Marc_Bloch
http://en.wikipedia.org/wiki/Marc_Bloch
http://de.wikipedia.org/wiki/Marc_Bloch

J’ai aussi souvenir d’un article dans L’histoire
Impossible d’en trouver trace instantanément 
avec le « nouveau » moteur de recherche (mal commode à utiliser sous Firefox). 
4 mentions dans le catalogue papier de 2004 :
265 (p 98) ; 119 (p 66) ; 247 (p 114) ; 24 (p 111)

30 messages avec Marc Bloch dans le sujet sur la liste H-Français depuis 1997 (plusieurs en mars 2003)
143 mentions dans un message de cette même liste.


DL