Les géographes à l'aune de Vichy

.
 
Rémy Handourtzel Vichy et l'école: 1940-1944, Noêsis 1997

Claude Singer, L'échec du cours antisémite d'Henri Labroue à la Sorbonne (1942-1944) 
Vingtième Siècle 1993 - http://tinyurl.com/vs-singer-labroue

Jean-Pierre Chevalier, « Éducation géographique et Révolution nationale.
La géographie scolaire au temps de Vichy »
Histoire de l'éducation, 113 | 2007 - http://tinyurl.com/chevalier-geo-vichy

Extraits p 15-16 Méthodes actives et finalités autoritaires.
« Nombreux sont ceux qui voient dans la géographie une discipline qui contribuera à reconstruire moralement la France... L’étude du terrain, réputé concret, les questionnaires d’enquête, réputés pratiques, l’action, le travail en équipe sous la direction d’un chef ont des vertus formatrices qui permettent de se réapproprier la France et
de forger les cadres du pays. »

 p 16 : La conjoncture politique est donc porteuse pour la géographie, compte tenu du discrédit que les tenants 
de la « Révolution nationale » jettent sur l’histoire, mais cet engouement pour les études de terrain des géographes
a des racines anciennes. L’enquête géographique est portée par les pratiques du scoutisme et des mouvements d’éducation nouvelle et les pédagogues partisans des méthodes actives. L’intérêt pour cette géographie de terrain date d’avant-guerre. La création des activités dirigées par Jean Zay en 1938 est une incitation à mettre en place un enseignement « par l’aspect et par l’action ».

Conclusion p 20 : Le contexte de la guerre est doublement porteur pour la géographie
« Du côté de l’institution scolaire les partisans de la pédagogie par l’intuition et des pédagogies actives trouvaient dans la géographie une matière pour les leçons de choses, les classes-promenades, les enquêtes.  L’intérêt pour les méthodes actives en géographie s’inscrit dans un mouvement de plus longue durée, fortement impulsé sous le Front populaire. »
Du côté de la géographie universitaire, une licence de géographie est créée en avril 1941, une agrégation distincte de géographie suit (arrêté du 28 septembre 1943, précisé par la circulaire du 28 mars 1944). « Pendant la guerre et dans l’après-guerre, nombre de géographes jouent un rôle important dans les organismes de conseil, de planification, de reconstruction ». 

Vichy a tenté de reformater la géo scolaire, d’imposer son idéologie du retour à la terre, son anglophobie et son antisémitisme. Dans le secondaire, les horaires de géographie sont doublés en 1943 et portés à égalité avec l’histoire (2 h + 2 h). Mais les programmes de 1943 (Les Amériques et les pôles en 2de, La France et son Empire en 1ere, la Géographie générale en « terminales » (Philo et Maths)) n’ont eu qu’un impact limité : « le temps a heureusement manqué à Vichy », l’édition des manuels n’a pas suivi, faute de papier et de finances. A la Libération, on reprend le programme de 1923 pour le primaire, le curriculum de 1938 pour le secondaire.

p 11 La place importante prise par la géographie dans les programmes de l’enseignement secondaire en 1943 semble donc résulter de la conjonction opportune du lobby des géographes universitaires de la Sorbonne, et des orientations idéologiques de Vichy. 
Si l’on ajoute [à l’Agrégation et à la planification] « la renommée mondiale de l’école française de géographie, on comprend que ce qui était au départ l’instrumentation de la géographie au service de l’idéologie pétainiste se soit transformé en promotion de la géographie scolaire et de la géographie universitaire.  Désormais la géographie scolaire fait, théoriquement, jeu égal avec l’histoire. »

.
.
Géographes et géographie française 
à l'épreuve de la Seconde guerre mondiale
Vendredi 30 octobre 2009 
Journée d'études EHGO 2009 - Université Denis Diderot Paris VII

Version en pdf de cette synthèse personnelle

Photos de la journée EHGO

Présentation par les organisateurs
" S’il existe un certain nombre d’études de géographes et d’historiens sur les relations entre les géographes français et le régime de Vichy, aucune publication n’envisage de manière synthétique la question. Cette lacune est d’autant plus regrettable qu’un certain nombre d’hypothèses sur la proximité entre plusieurs thèmes tels que l’anti-intellectualisme et l’agrarisme du régime et les positions de l’école française de géographie peuvent être émises. Mais elles méritent d’être mises à l’épreuve de recherches documentées. "
" L’ambition de cette journée d’études est de susciter des enquêtes nouvelles et de tenter de combler cette lacune sur l’histoire de la géographie durant les années 1940-1945. Il s’agira également d’élargir le point de vue en sortant du strict cadre hexagonal et d’envisager une histoire intellectuelle, politique et sociale rendue possible par le renouvellement de la réflexion historiographique sur la période. Le champ à étudier étant très large, cette journée ne saurait épuiser les thèmes à aborder. Elle sera d’abord exploratoire, et d’autres journées consacrées au sujet sont d’ores et déjà envisagées. "

Programme : 
Matin - Ecrire et publier sous surveillance
La géographie française de 1939 à 1945, enjeux et questionnements (MC Robic, JL Tissier)
Jouer avec la censure : le cas des revues de géographie (Laurent Beauguitte)
Guides édifiants, guides militants ? (Pierre Bocquillon, Jean-Louis Tissier)
Lucien Gachon et l’agrarisme (Marie-Vic Ozouf Marignier)
Un texte de lutte : Le grand refus de Jules Blache (Marie-Claire Robic)

Après-midi : Hors des frontières
Ribeiro, Birot, De Martonne et l’essor scientifique au Portugal (Suzanne Daveau)
Jean Gottmann et les milieux de l’exil à New York (Emmanuelle Loyer)
Le parcours ibérique de Pierre Deffontaines (Claire Delfosse)
Les géographes français et l’Espagne franquiste (Josefina Gomez-Mendoza)
http://clioweb.free.fr/colloques/geog2gm.pdf
 

Le texte qui suit propose seulement des notes et des impressions personnelles. 
Si une synthèse officielle est mise en ligne, un lien sera fait vers la page web éventuelle.
Photos de cette journée : http://picasaweb.google.com/clioweb2/Geographes3945#
Lire aussi la page Les géographes à l'aune de Vichy- http://clioweb.free.fr/debats/geo-vichy.htm
Plusieurs géographes cités sont en photo sur le site de l'Association des Géographes espagnols

Cette journée présentée comme exploratoire a porté principalement sur la géographie universitaire, une discipline qui concernait en 1939 des effectifs restreints, aussi bien du côté des enseignants que du côté des étudiants. 
L’écueil du procès en collaboration a été évité.
Lors de leur présentation, MC Robic et JL Tissier ont insisté sur le tribut payé par les géographes à la guerre (Théodore Lefebvre décapité, René Musset déporté en janvier 1943…), à partir du tableau dressé par les acteurs (notamment Gottmann et Perpillou en 1946).
JP Azéma a vu dans cette lecture le risque " d’un paysage des beautés et des martyrs ".
http://tinyurl.com/annales47-lefebvre
Jean Gottmann, French Geography in wartime, Geographical Review, XXXVI, 1946
Aimé Perpillou, Geography and Geographical studies in Fance during the war and the Occupation, The Goegraphical Journal, CVII 1946
L’absence d’ouvrage de référence a été souligné, tout comme le silence relatif des acteurs, après 1946, sur la période de l’Occupation. La journée du 30 octobre est la première d’une série qui pourrait déboucher sur l’édition d’un ouvrage de synthèse sur le sujet.

La propagande de Vichy croisait en partie les thèmes de la géo classique : retour à la terre et poids de la géographie rurale, régionalisation et découpages régionaux (les " provinces "), colonisation et empire colonial. L’accent mis sur la géographie physique a pu servir d’échappatoire.

Le rôle d’Emmanuel de Martonne n’a pas été mis en position centrale : les sources sont abondantes (archives privées, correspondances) mais encore insuffisamment exploitées.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Emmanuel_de_Martonne

JP Azéma cite le travail d’Olivier Dumoulin sur les historiens : en séparant avant guerre l’approche scientifique et les combats militants, les historiens se seraient donnés les moyens d’esquiver les injonctions du pouvoir. Selon JPA, il en aurait été de même avec les géographes. De plus, au temps de Vichy, les comportements sont marqués par l’ambiguïté et l’ambivalence ; la continuité l’aurait emporté sur les ruptures.
Toujours selon JP Azéma, Carcopino ministre aurait défendu l’autonomie du supérieur face à la propagande du régime (et imposé sa vision élitiste avec un secondaire à accès payant).
Abel Bonnard, son successeur organise trois journées en février 1943. Les géographes poursuivent leur pression en faveur d’une agrégation spécifique (ils l’obtiennent par décret en septembre 1943). Cette dimension semble alors éclipser tous les autres sujets, dont la propagande du régime en place.

"Certes, Henri Labroue et au moins un autre professeur (l'hygiéniste René Martial) ont pu donner des cours racistes à l'Université de Paris. Mais somme toute, ni l'un ni l'autre ne sont parvenus à convaincre un public étudiant hostile et des collègues plus que réticents. D'ailleurs les cours ont été rapidement supprimés" écrit Claude Singer dans Vingtième siècle 39-1 1993. Il ajoute que l'idéologie raciste n'a pas réussi à pénétrer l'enseignement primaire et secondaire. http://tinyurl.com/vs-singer-labroue

Les revues de géographie ont continué à paraître après 1940. Laurent Beaugitte a exploité les archives de six d’entre elles, dont la Revue de Géo alpine (Raoul Blanchard) et la Revue de Géo des Pyrénées et du Sud-Ouest (D Faucher).
" Publier en temps de guerre : les revues de géographie française de 1939 à 1945 ", Cybergéo
http://www.cybergeo.eu/index19853.html
Les revues de géographie françaises de 1936 à 1945, mémoire Paris 7, 2007
http://tinyurl.com/lb-revuesgeo-40-45

Le parcours de Lucien Gachon est un des cas de dérive présenté par Marie-Vic Ozouf Marignier : cet instituteur et militant SFIO, proche d’Henri Pourrat et du régionalisme, sera un des propagandistes de Pétain (avec lui, écrit-il, " le progrès moral est en marche "). Ce changement de camp n’empêchera pas la poursuite d’une carrière à l’université (à Besançon puis à Clermont).
Marie-Vic Ozouf Marignier, La monographie de " pays " : le conflit entre science leplaysienne et géographie autour d’un monopole (1890-1910)
www.cairn.info/revue-histoire-des-sciences-humaines-2003-2-page-13.htm
lire aussi en ligne Pierre Cornu, Lucien Gachon : un itinéraire entre géographie rurale et littérature agreste, Ruralia 2003 http://ruralia.revues.org/document330.html
http://fr.wikipedia.org/wiki/Lucien_Gachon

A l’opposé, Jean Gottmann (1915-1994) est contraint à l’exil aux Etats-Unis. Demangeon, son maître meurt en 1940. J Gottmann obtient (difficilement) une bourse d’un an à Princeton, avant de travailler à Baltimore (Johns Hopkins). Il fait le choix d’une géographie humaine moins statique, s’intéresse davantage à l’urbain et aux transports qu’au monde rural. Il poursuit ensuite une carrière transatlantique (à cheval sur la France et les USA). En 1961, il obtient un poste à Oxford (School of Geography) ; il y travaille jusqu’à sa mort en 1994. Son travail sur la Megalopolis (1961, Mégalopolis, The Urbanized Northeasttern Seabeoard of the United States) est un de ses apports majeurs à la géographie. Calogero Muscarà et Georges Roques, Jean Gottmann (FIG 2005)
http://fig-st-die.education.fr/actes/actes_2005/rocques/article.htm

Cette journée a été l’occasion de sortir du cadre hexagonal. L’après-midi a été consacrée aux relations entre géographes de part et d’autre des Pyrénées : correspondance du portugais Orlando Ribeiro, parcours ibérique de Pierre Deffontaines, rôle de Lluis Solé Sabaris dans les premiers temps du régime franquiste… http://www.orlando-ribeiro.info/
Claire Delfosse, Biographie et bibliographie de Pierre Deffontaines (1894-1978)
http://www.cybergeo.eu/index1796.html
Hommage dans les Cahiers de géographie du Québec, vol. 22, n° 57, 1978
http://id.erudit.org/iderudit/021413ar
Lluis Solé Sabaris http://es.wikipedia.org/wiki/Llu%C3%ADs_Sol%C3%A9

MC Robic a souligné 3 pistes à explorer : l’expérience (la culture ?) de guerre (le rapport à la technique, au corps, la légitimation des conquêtes par la géopolitique allemande), la relation avec la mondialité, la place donnée à l’organisation de l’espace…
 

.
La naissance de l'Agrégation de Géographie

Un détour sur les géographes et Vichy grâce à un article archivé en accès gratuit chez Persée :
Georges Chabot La genèse de l'agrégation de géographie, Annales de géographie, Année 1976, Vol 85, N 469 p. 333-340
version pdf : http://tinyurl.com/d3g5bh

L'Agrégation de géo est créée par un décret du 28 avril 1941,
mais l'arrêté fixant les modalités doit attendre le 28 septembre 1943

Emmanuel de Martonne a joué un rôle majeur dans cette décision (il a fait sa thèse de lettres sur la Valachie,
celle de sciences sur les Alpes de Transylvanie dit WP)
http://fr.wikipedia.org/wiki/Emmanuel_de_Martonne
(L'Universalis a appris à appâter, mais sait faire payer)

7 reçus sur 45 candidats en 1944 (dt 1 femme)
8 sur 71 en 1945...
"le rapport fait état d'une impression de médiocrité..."
même s'il y a " des personnalités vraiment intéressantes "dans la tête de liste...

Un immense merci à Samuel pour la référence à André Chervel.
http://www.inrp.fr/she/chervel_laureats.htm
André Chervel, Histoire de l’agrégation. Contribution à l’histoire de la culture scolaire, Paris, INRP, éditions Kimé, 1993, 289 p.
à noter, parmi les reçus :
1944 Pinchemel (Philippe)
1945 *Delvert (classement spécial), *°Livet (Roger),

1821 : Michelet en lettres
1831 1ere mention " histoire et géographie "
1833 Victor Duruy
1895 de Martonne - Demangeon
1930  Pierre George

L'article de Wikipedia cite aussi Olivier Dumoulin,
" A l'aune de Vichy ? La naissance de l'agrégation de géographie " 1993
http://fr.wikipedia.org/wiki/Agrégation_de_géographie

Une agrégation unique et mixte, ou 2 agrégations, 
l'affrontement a continué dans les années 50.
Tout comme les frictions entre les tenants de  la géo physique et ceux de la géo humaine
Quant à la place et à la formation des femmes (cf la place de l'histoire des arts...)
elle est débattue jusqu'en 1976 (où une agreg mixte remplace les 2 agrégations masculine et féminine).

.
" Publier en temps de guerre : 
les revues de géographie française de 1939 à 1945"
http://www.cybergeo.eu/index19853.html

Sur la même période, Cybergeo a mis en ligne un article de Laurent Beauguitte 
à partir de la première partie de son mémoire de M1 (2007) :
Pourquoi continuer à paraître ?
Les besoins en papier
Les besoins en collaborateurs
Obtenir livres et informations
Des géographes limités dans leurs déplacements

LB a mis son mémoire en ligne : http://tinyurl.com/lb-revuesgeo-40-45
voir en 1.7
L'inimitié profonde entre de Martonne et Raoul Blanchard
(à ne pas confondre avec Marcel Blanchard, le montpellierain)
" dans le compte rendu que Raoul Blanchard consacre à la France physique de de Martonne :
« Les Alpes sont étudiées de la p.141 à la p.195. On notera avec intérêt qu'au cours du développement,
aucune allusion n'est faite aux travaux du géographe qui se consacre depuis 37 ans à l'étude des Alpes françaises » (id., p.255).

A propos des relations entre les géographes et Vichy, LB cite JL Tissier 
" l'École française de géographie soutient les thèmes proches des préoccupations politiques de l'époque :
retour à la terre, régionalisation, exaltation de l'Empire colonial..."
Les dérapages de Georges Mauco sont connus...

LB ajoute : " il manque l'équivalent pour les géographes du travail d'Olivier Dumoulin sur les historiens"
1990 « L'histoire et les historiens 1937-1947 »
1997 « La Langue d'Ésope : les revues historiques entre science et engagement »

DL 2009

.
 
Georges Mauco, expert en immmigration : 
ethnoracisme pratique et antisémitisme fielleux

Patrick Weil dans "L'antisémitisme de plume 1940-1944" dirigé par Pierre-André Taguieff.
http://tinyurl.com/gmauco

Inusable, de sa thèse de géographe soutenue en 1932 à l'article "les Etrangers en France et le problème du racisme" (1977) en passant par un dossier sur "Les étrangers dans l'agriculture française" en 1939

"Le meilleur spécialiste de l'immigration en France publie en mars 1942 dans L'Ethnie française - revue dirigée par Georges Montandon - un article intitulé "L'immigration étrangère en France et le problème des réfugiés", dont il niera plus tard la paternité, pourtant incontestable. Il est vrai que son contenu raciste et antisémite dévoile une conception de l'immigration que l'auteur avait toujours présenté sous le voile de la "science" et de "l'humanisme".

Sur l'Ethnie française, lire Sébastien Jarnot, Une relation récurrente : science et racisme. L'exemple de l'Ethnie française http://www.uhb.fr/sc_humaines/ceriem/cahiers.html
Les dérives racistes de l'Ethnie française : http://fr.wikipedia.org/wiki/Armand_Bernardini

Son passé de Vichy ne l'a pas empêché de tenter en vain d'imposer les quotas en 1945, 
d'être encore en 1970 membre du Haut-Comité consultatif de la Famille et de la Population, 
de chercher à apparaître, grâce à la psychanalyse, 
comme "un pionnier de la psychopédagogie et un bienfaiteur de l'enfance"