Le kilt écossais, un vêtement porteur de sens
(in Anne-Marie Thiesse - La création des identités nationales - Europe XVIII-XXe)

  L’exemple écossais montre comment, à partir d’un habillement populaire sans prestige, produit conjugué des ressources locales, de la pauvreté et des conditions de vie, peut être construit un vêtement porteur de sens. Lorsque les frères Schott, en 1845, étudient le costume des paysans de Valachie, ils pensent trouver des différenciations bien établies et codifiées entre les différentes vallées, à l’instar, écrivent-ils, de ce que l’on peut observer concernant les couleurs claniques des tartans écossais. La référence écossaise, donc, permet de décrire ailleurs le système de la mode populaire. Mais cette tradition modèle est aussi très récente : selon l’historien Hugh Trevor-Roper 12, elle a au plus un quart de siècle quand les frères Schott s’y réfèrent. Quant au pittoresque kilt, qui dégage élégamment les mollets virils, son apparition dans la culture écossaise ne serait plus ancienne que d’un siècle.

L’actuel kilt écossais aurait été créé à l’initiative d’un maître de forges du Lancashire, qui, ayant besoin de charbon de bois pour son entreprise, conclut un accord en 1727 avec un chef de clan écossais pour l’exploitation de forêts des Highlands. Ce qui l’amena à embaucher du personnel local pour la fabrication du combustible et à découvrir que l’habillement usuel de ses ouvriers était inapproprié au travail requis. Les Highlanders pauvres, n’ayant pas les moyens d’acheter des vêtements coupés et cousus, pantalons ou braies, portaient le plus économique des habits: un plaid ceinturé, qui, au besoin, se révélait utile pour dormir à la belle étoile. L’industriel anglais, désireux de voir ses ouvriers porter une tenue plus adaptée à leur tâche, fit venir un tailleur militaire et le chargea de transformer le plus simplement possible l’habit des Highlanders pauvres. Coup de ciseaux à la taille et plis cousus le kilt était né. Le nouveau vêtement fut bientôt largement adopté. Pour peu de temps: l’écrasement de la dernière révolte jacobite, en 1745, entraîna, entre autres tentatives d’éradication du particularisme écossais, l’interdiction de tout costume spécifique. Les Highlanders furent tenus de passer au pantalon. Sauf les soldats des régiments écossais au service de la couronne anglaise qui conservèrent le droit de promener glorieusement sur les champs de bataille leur kilt. Lequel, n’étant plus porté par les gens du peuple, put devenir - dès que l’interdiction fut levée en 1782 - le vêtement adopté par les classes supérieures lorsqu’elles voulaient afficher leur origine prestigieuse. Grâce à la tâche accomplie par le jeune Macpherson et à son barde antique, les Highlands vaincus étaient passés au statut d’antiquités éminentes du Royaume-Uni. La bourgeoisie écossaise et les nobles anglicisés se mirent à arborer des versions coûteuses et sophistiquées du kilt, considéré tant par les militaires que par les civils fortunés comme un costume écossais de la plus haute antiquité. Le kilt doit probablement son succès à ce qu’il est à l’antithèse du pantalon, "uniforme masculin " de la modernité bourgeoise. Les Wittelsbach ont mis aussi à l’honneur une tenue découvrant la jambe lorsqu’ils ont lancé pour les hommes la mode de la tenue de chasse alpine et fait de la culotte de peau le costume bavarois identitaire. L’iconographie consacrée à la Bretagne, au cours du XIXe siècle, montre bien que la détermination progressive du costume traditionnel conduit à l’abandon du pantalon long au profit de la pittoresque culotte bouffante blanche.

En janvier 1820 est fondée à Édimbourg la Celtic Society qui a pour fonction de promouvoir l’usage de l’antique costume des Highlands. Son président est Sir Walter Scott et son fondateur le colonel David Stewart of Garth, un demi-solde qui consacre ses loisirs forcés à la tradition écossaise. Il publie en 1822 un ouvrage où il affirme que les tartans ont toujours eu des motifs différents, emblématiques des clans. Si l’usage du tartan - produit d’un tissage qui présente des figures géométriques - est attesté en Ecosse dès le XVIe siècle, il semble que l’adoption de tel ou tel motif coloré ait été affaire de goût pour les plus fortunés, les autres devant se contenter de tissu brun. L’idée d’une différenciation clanique intéresse beaucoup l’une des plus grandes entreprises de fabrication de tartans, qui voit là un excellent moyen de stimuler le marché. En accord avec la Highland Society de Londres, qui s’était déjà vivement engagée dans l’affaire ossianesque, elle établit un Key Pattern Book; les experts de la Society certifient l’appartenance de tel ou tel motif à tel ou tel clan. Le roi George IV annonce une visite à Edimbourg en 1822. L’organisation des cérémonies est confiée à Scott, qui prend pour assistant le colonel Stewart of Garth. Et chaque chef de clan est convié à venir avec une petite troupe, en costume. Même le roi se met de la partie, qui participe à la compétition celtique, se glisse dans un kilt, et dans l’euphorie des toasts salue " les chefs et les clans d’Écosse. " L’opération inscrivant dans une longue tradition historique les créations plus ou moins récentes de l’industrie textile est parachevée par la découverte miraculeuse d’un manuscrit. Il s’intitule Vestiarum Scoticum et date du XVIe siècle. C’est du moins ce qu’indiquent ses inventeurs, les frères Allen. Ces deux jeunes gens ont des origines mystérieuses et un talent certain pour charmer de riches aristocrates. Ils défendent une thèse : le kilt écossais est un vestige du vêtement porté dans toute l’Europe médiévale et partout ailleurs disparu à la Renaissance. A l’époque où le Moyen Age est furieusement à la mode, l’idée est opportune. C’est le moment où la reine Victoria et son époux éprouvent un coup de foudre pour le domaine de Balmoral sur lequel vient d’être bâtie une splendeur néo-gothique. Ils l’achètent et en prennent possession en 1842. Le prince Albert, né Saxe-Cobourg-Gotha, insiste pour que les agrandissements et la décoration soient de style purement écossais. Le couple royal prend même des leçons de danse écossaise: ainsi commence pour la dynastie hanovrienne une durable tradition de ressourcement dans les Highlands, faite de chasses à la grouse, de marches dans la lande et de fêtes en kilt. Le whisky commence à être une boisson connue. L’Écosse est consacrée comme réduit des authentiques valeurs ancestrales du Royaume-Uni.
 

Anne-Marie Thiesse - La création des identités nationales - Europe XVIII-XXe, 1999 
Points Histoire 2001 - p 198-200
- Ils apprenaient la France: L'exaltation des régions dans le discours patriotique, 1997
- Faire les Français : Quelle identité nationale ? oct 2010) 

une page web ancienne : http://www0.ens.fr/umr8547/Personnels/THIESSE.html
 
 

http://www.scran.ac.uk/  (comporte aussi des pages sur Robert Owen et New Lanark) 
http://www.tartanday.gov.uk/index.html