Raphaëlle Branche - Torture : la République en accusation,
L’histoire, Les collections n° 15 - 2002
(extraits)

[...] A Alger, où les habitants algériens - auxquels s’ajoutent les Européens suspectés de les soutenir - sont globalement considérés comme favorables au FLN, les méthodes mises en place par l’armée vont de la propagande à l'enlèvement d’opposants en passant par la détention arbitraire ou l’intoxication de l’adversaire par des agents infiltrés.

Alors que la " guerre révolutionnaire " menée par le FLN repose sur la terreur, selon les théoriciens militaires, la torture permet de lui opposer une contre-terreur " et de lutter donc à armes égales. Son efficacité est double elle permet éventuellement d'obtenir des renseignements. tout en faisant régner la terreur dans la population. La relation entre les militaires et le " suspect " arrêté et torturé n’a en effet de sens que par l’existence d’un tiers: un membre du FLN recherché, par exemple mais surtout l’ensemble de la population à maintenir par la terreur dans le giron français.

Cette analyse est défendue notamment par le colonel Lacheroy, qui semble avoir reçu le soutien du ministre de la Défense Maurice Bourgès-Maunoury. Avec d’autres officiers proches du général Salan, Lacheroy appelle de ses vœux la mise en place d’un bureau chargé au sein de l’état-major de " l’action psychologique " : c’est le 5e Bureau, créé officiellement en janvier 1957. [...]
 

Le 9 juin, le général de Gaulle, appelé à la tête du gouvernement par le président René Coty, entérine ces décisions en le nommant délégué général et commandant en chef des forces en Algérie, dépositaire des pouvoirs civils et militaires. L'autorité civile est dépossédée; les premiers mois qui suivent l’arrivée du général de Gaulle aux commandes du pays sont marqués par une grande liberté de mouvement laissée aux militaires.

La nouvelle répartition des pouvoirs en Algérie ferme la voie à tout contrôle de l’armée par le pouvoir politique. En juin 1958, pourtant, André Malraux, délégué à la présidence du Conseil, a déclaré solennellement qu ‘" aucun acte de torture [...ne devait plus se] produire ".

Parallèlement, le général de Gaulle tente très tôt de cerner la réalité des violences illégales commises en Algérie il décide de réactiver la commission de sauvegarde des droits et libertés individuels, en sommeil depuis l’automne 1957, et choisit de nommer à sa tête un président de chambre de la Cour de cassation, Maurice Patin, estimant que " cette mesure manifestera l’importance que le gouvernement entend attribuer à la commission de sauvegarde ".

Ces deux mouvements parallèles -concentration des pouvoirs civils et militaires aux mains du général Salan et mise en place de réseaux d’information du pouvoir civil parisien sur la réalité de la guerre -progressent pendant les premiers mois du gouvernement de Gaulle, tandis que se profile une nouvelle Constitution pour la France, approuvée par les Français. A la fin de l’année, l’équilibre des pouvoirs en Algérie peut être modifié par le général de Gaulle sans craindre de révolte Paul Delouvrier, un civil, est nommé délégué général en Algérie, secondé par le général Challe, commandant en chef.

1959: LES DOP OU LA TORTURE INSTITUTIONNALISEE
Le départ du général Salan n’est pas pour autant synonyme de la fin de la torture. Des hommes comme le colonel Lacheroy sont certes invités à quitter l’Algérie, mais les objectifs définis par Robert Lacoste dès 1956 - l'anéantissement des groupements militaires et la destruction de la structure politique de l’adversaire - restent inchangés. Le générai Challe ne modifie en rien les méthodes employées pour obtenir des renseignements et, plus généralement, pour terroriser la population. Au contraire.

1960-1961 : LES AMBIGUITÉS DE LA REPRISE EN MAIN
En janvier 1960, le général Massu est sorti de la réserve attendue de sa fonction pour déclarer à un journaliste allemand qu’il doutait du général de Gaulle, menaçant même le pouvoir d’une nouvelle intervention de l’armée. Il est immédiatement rappelé en France. Le soulèvement qui s’ensuit dans le milieu européen pro-Algérie française d’Alger (la semaine des barricades, du 24janvier au février 1960) fournit aux autorités politiques l’occasion d’une clarification des places et des rôles de chacun.

Le 5e bureau est rapidement dissous et les principaux théoriciens de la " guerre contre-révolutionnaire " encore en exercice en Algérie remerciés. Les DOP font l’objet d’une plus grande surveillance à partir du printemps 1960. Néanmoins, ils imposent leur fonctionnement et leurs méthodes jusqu’à la fin de la guerre la population reste l’enjeu majeur d’un affrontement plus que jamais politique, alors que le général de Gaulle a proposé la voie de l’autodétermination.
La lutte contre les violences illégales de l’armée doit être comprise dans cette perspective plus globale: il s’agit de contrôler une armée.

Jusqu'au cessez le feu du 19 mars 1962, la guerre continue avec son lot de violences. les sanctions et condamnations pour torture sont toujours extrêmement rares. [...] un décret amnistie "les faits commis dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre dirigées contre  "l'insurrection algérienne" (22 mars 1962)