L’ENSEIGNEMENT MUTUEL

Gaston Mialaret, Jean Vial - Histoire mondiale de l'éducation
des origines à nos jours
.
T. 3 : de 1815 à 1945


[…] Le plus capable sert de maître à celui qui l’est moins, et c’est ainsi que l’instruction est simultanée, puisque tous avancent graduellement, quel que soit d’ailleurs le nombre d’élèves ".

On avance également comme principe directeur du nouveau mode " la distribution du travail ", analogue à celle qui se développe dans l’industrie naissante "Après l’avoir si utilement employé pour les travaux mécaniques, on s’est avisé de l’appliquer aussi au développement des facultés de l’esprit, et le succès n’a pas été moindre " De là, d’ailleurs, le reproche de mécanisation que ne manqueront pas de lui adresser certains de ses détracteurs.

LES ASPECTS MATÉRIELS
Tous les élèves, et quel que soit leur nombre — une soixantaine dans les localités rurales, i 000 dans l’école de Lancaster à Londres, 2 à 300 dans les écoles parisiennes et dans la plupart des cités - sont groupés dans une salle unique, rectangulaire, sans cloisons.

Les longs bancs, de seize à dix-huit places, occupent la majeure partie de la salle. C’est là, sur les pupitres, que se dérodent les exercices écrits qui occupent environ la moitié du temps scolaire. Pendant l’autre moitié ont lieu les exercices oraux qui se font aux demi-cerdes. Ceux-ci, encore appelés cercles de lecture, en raison de leur destination essentielle, donnent aux écoles mutuelles un aspect typique et original. Ce firent, à l’origine, des cintres de fer demi-circulaires, qui pouvaient se lever ou s’abaisser à volonté. Au fil des ans, ils se virent remplacés par une matérialisation simplement portée sur le plancher : rainures, gros clous ou bandes tracées en forme d’arc.

L’estrade est de dimensions imposantes. Par degrés, on accède à la chaire du maître, entourée d’une balustrade. Ainsi le pédagogue règne-t-il sur la collectivité enfantine autant par sa position matérielle que par ses qualités personnelles.
Sur les murs, à l’intérieur des demi-cercles et à hauteur du regard sont fixés de petits tableaux noirs de i 1 m de long sur 70 cm de large. ils sont systématiquement utilisés pour le dessin linéaire et le calcul. On y suspend également les tableaux de lecture et de grammaire, qui remplacent les livres beaucoup plus onéreux — et qui, en outre, ne conviennent pas aux procédés en vigueur dans la nouvelle méthode. Près des tableaux, à portée de main, sont disposées les baguettes des moniteurs servant à indiquer les lettres ou les mots à lire, le détail des opérations à effectuer ou i~ tracés à reproduire. A la première table de chaque classe, à droite, une planchette fixée à l’extrémité supérieure d’un bâton rond permet la régularité des mouvements. Ce sont les " télégraphes " qui assurent la liaison et la communication entre le moniteur général et les moniteurs particuliers, lorsque le travail a lieu aux bancs. Sur l’une des faces est inscrit le numéro de la classe (de i à 8), sur l’autre la mention COR (correction). Dès qu’un exercice est terminé, le moniteur de classe fait tourner le télégraphe et présente vers le bureau la face COR. Tous les moniteurs font de même. Le moniteur général donne l’ordre de procéder à l’inspection et de faire, éventuellement, les corrections nécessaires. Celles-ci achevées, on présente de nouveau le numéro de la classe. Et les exercices reprennent.

Enfin, les ardoises ont été constamment utilisées et dans toutes les disciplines. C’est là une innovation essentielle du mode mutuel. Avec un soin minutieux a été constamment poursuivi l’effort de systématisation et de standardisation.
 

LES STRUCTURES PÉDAGOGIQUES
Une école mutuelle comporte généralement 200 à 230 élèves et un maître. Une quarantaine de moniteurs pris parmi les élèves " avancés " ont charge d’enseignement.

Les structures pédagogiques reposent sur la diversification des groupes d’enfants par rapport à l’état des connaissances.
Les groupements d’élèves, souples, mobiles, différenciés sont fonction de la nature des matières d’étude et des activités pratiquées dans la discipline.

Chaque matière enseignée dans les écoles mutuelles repose sur un programme précis et codifié que l’on retrouve dans tous les guides ou traités établis par des responsables influents de la méthode, Nyon, Bally ou Sarazin, par exemple. Ce programme est découpé en huit degrés hiérarchisés, qui doivent être parcourus successivement. Chaque degré s’appelle " classe " - et c’est ainsi que l’on parle de huit classes d’écriture ou d’arithmétique.

Ce terme de " classe " est totalement exclusif de la notion d’architecture ou de local. Il ne s’entend que par rapport aux acquisitions et aux connaissances, la première classe étant celle des débutants, la huitième celle de l’achèvement du cursus scolaire.
Les rythmes d’apprentissage et les acquisitions varient suivant les élèves et suivant la discipline. Ainsi, au bout de six mois de présence, l’élève " x "pourra se trouver en quatrième classe de lecture, en cinquième classe d’écriture et en deuxième classe d’arithmétique.

L’affectation dans la classe est donc uniquement fonction du niveau de connaissance.
Mais cette première répartition s’assortit, au sein de chaque classe et dans chaque discipline, de la constitution de groupes restreints établis selon les activités qui doivent être pratiquées. En arithmétique, par exemple, des travaux écrits se font sur l’ardoise. Ils ont lieu, assis, sur les bancs réservés à cet usage, avec 16 ou 18 élèves au maximum par banc, selon les normes établies par Jomard.

Les exercices oraux - en lecture ou arithmétique - ou à l’aide d’un tableau noir - arithmétique, dessin linéaire - se font debout, par groupes de 9 au maximum, les élèves se tenant côte à côte et formant un demi-cerde. De là, d’ailleurs, l’appellation donnée à ce genre d’activité : "travail au cercle".

Ainsi, dans une école mutuelle ayant 36 élèves en troisième classe d’arithmétique, le travail aux bancs se fera en deux groupes avec deux moniteurs et les exercices au tableau noir avec quatre groupes et quatre moniteurs.
Les effectifs des classes pourront donc varier suivant les écoles et tout au cours de l’année, la seule limitation étant imposée par l’étendue du local.

LES AGENTS DE L’ ACTION ÉDUCATIVE
Le mode mutuel répartit la responsabilité de l’enseignement entre le maître et les élèves chargés des fonctions de moniteurs.

Sans doute, le rôle du maître, en ce domaine, est-il relativement restreint. Encore convient-il de ne pas le sous-estimer. Chaque jour, dans une " classe " réservée aux moniteurs, il transmet des connaissances et dispense à ses adjoints les conseils techniques pour la bonne application de la méthode.

Au cours de la journée, il reste responsable de la huitième classe - et, à ce titre, se charge de la conduite de leurs exercices. fi procède aux examens périodiques, mensuels ou occasionnels, dans les classes et décide, éventuellement, des changements de classe. C’est lui, enfin qui, au stade ultime, distribue punitions et récompenses.
Les moniteurs ne constituent qu’un des éléments fondamentaux du nouveau mode. Mais, au niveau des pratiques, ils sont le rouage essentiel ou, selon la formule de Maurice Gontar ,"la cheville ouvrière de la méthode ".
Comme le rappelle Bally, dès 1819 : " La base de l’enseignement mutuel repose sur l’instruction communiquée par les élèves les plus forts à ceux qui sont les plus faibles. Ce principe, qui fait le mérite de cette méthode, a nécessité une organisation toute particulière pour créer une hiérarchie raisonnable, qui pût concourir de la manière la plus efficace, au succès de tous ".

Cette hiérarchie se traduit très concrètement par des grades, des fonctions et des responsabilités, rigoureusement codifiés.
Les adjoints directs du maître portent le titre de moniteurs généraux. Ce sont les " subdélégués du maître ". ils reçoivent de celui-ci délégation d’autorité et sont habilités à intervenir, dans le domaine qui leur est propre, près des moniteurs ordinaires ou des élèves. Leur nombre va croissant, au fur et à mesure de l’introduction des nouvelles disciplines. En 1837, par exemple, ils sont six: ordre, lecture, écriture, arithmétique, dessin (ou couture), grammaire / chant.
Le moniteur général d’ordre veille au bon fonctionnement des entées et des sorties de l’école et à la conduite des déplacements lors des changements d’activités. il procède à l’appel des moniteurs et, en cas d’absence de l’un d’eux, désigne son remplaçant. C’est lui, également, qui dirige les prières au début et à la fin de chaque demi-journée. Il est assisté des moniteurs - portiers, nos actuels concierges, dont la fonction est temporaire - et des moniteurs de quartier qui ont une tâche permanente rassembler les élèves et les conduire en bon ordre à l’école le matin, les reconduire le soir.

Les moniteurs généraux d’enseignement sont chargés chacun d’une des disciplines de l’école. ils commandent les moniteurs particuliers qui leur sont affectés, règlent les évolutions pendant la leçon ou la marche des exer-cices et indiquent les moments de changer de procédé. Ils collectent, à la fin de chaque leçon, les noms des élèves qui doivent 6tre punis ou récompensés. Des marques distinctives les désignent à l’attention générale.

Les moniteurs particuliers, responsables de classes ou de groupes, sont choisis dans la huitième classe de la discipline, compte tenu aussi de " leur bonne conduite ". Les moniteurs de classes sont responsables de l’une des huit sections existant dans chaque discipline. Ils sont le relais entre le moniteur général et les élèves. Si l’effectif de la classe est peu élevé, ils dirigent les exercices conformément aux directives reçues et selon les techniques qui leur ont été enseignées par le maître.

1. Bally, Guide de l’enseignement mutuel, 1819, p. 144 et 145, § 209.
2. NYON, Manuel pratique ou précis de la méthode d’enseignement mutuel, 1816, p 25

ORDRES ET COMMANDEMENTS
Pour conduire et faire évoluer correctement ces dizaines ou centaines d’élèves et éviter toute perte de temps, les responsables de l’enseignement mutuel ont prévu des ordres précis, rapides, immédiatement compréhensibles. L’unité de la méthode et l’importance des effectifs conduisent à une direction ferme et à des directives rigoureuses. Tous les " traités " ou " manuels "insistent sur la nécessité matérielle d’une codification rigoureuse et minutieuse. La plupart comportent, sous forme de tableau, le détail intégral des " signes " a utiliser et des mouvements correspondants à accomplir. Ce qui ne manque pas de laisser perplexe le pédagogue contemporain I

Les ordres sont transmis de quatre façons : par la voix, la sonnette, le sifflet ou les signaux.
La voix intervient peu. Les injonctions transmises de cette manière s’adressent généralement aux moniteurs, parfois à une classe tout spécialement.
La sonnette attire l’attention. Elle précède une information ou un mouvement à exécuter.
Le sifflet est à double usage. Il permet des interventions dans l’ordre général de l’école, " imposer le silence ", par exemple — et il commande le début ou la fin de certains exercices au cours de la leçon : " faire dire par coeur, épeler, cesser la lecture ". Le maître, seul, est habilité à s’en servir.

Quant aux signaux manuels, ils ont été beaucoup utilisés. Destinés à évoquer l’acte ou le mouvement à accomplir, ils sollicitent le regard et doivent apporter le calme dans la collectivité.

LES MATIÈRES D’ENSEIGNEMENT
Le programme d’études s’est peu enrichi au cours du siècle. Les adjonctions successives — grammaire, rédaction, histoire, géographie — ne concernent d’ailleurs que les élèves les plus avancés, ceux de la huitième classe.

Par contre, les disciplines instrumentales lecture, écriture, calcul - ou utilitaires - dessin linéaire pour les garçons, couture pour les filles - bénéficient, avec l’enseignement religieux, de la quasi-totalité du temps scolaire.

Novation importante, ces diverses matières sont enseignées simultanément et non successivement comme le veut l’usage dans les autres écoles.

La lecture a été l’objet de soins attentifs et de recherches constantes. Le souci d’alphabétisation, souligné dès l’origine par les promoteurs du nouvel enseignement, ne s’est jamais démenti. Aussi les résultats ont-ils été continûment spectaculaires, en particulier pour la durée des apprentissages. Alors que, dans les écoles des Frères, il faut quatre années pour apprendre à lire, ce temps est réduit, au plus, à une année et demie dans les établissements mutuels. Les raisons de ce succès sont multiples et cumulatives. Les horaires consacrés à cette discipline sont importants : onze heures pour les quatre premières classes, cinq heures pour les deux dernières. La constitution de petits groupes - neuf élèves au maximum avec leur moniteur, quelle que soit la classe — évite les pertes de temps et permet une lecture intensive. En outre l’émulation constante et l’octroi de récompenses soutiennent l’attention. Enfin les méthodes retenues, celle de Peigné en particulier qui a connu une faveur durable jusqu’au début du XXe siècle, sont techniquement bien supérieures à celles des autres établissements.

On utilise la " nouvelle épellation " avec appellation phonétique des consonnes, distinction des sons et des articulations, lecture de mots ou de petites phrases dès la deuxième classe, celle de l’apprentissage des syllabes de deux lettres. Chaque leçon, d’une heure, comporte trois moments : lecture à vue des tableaux en usage dans la classe, lecture de mémoire avec tableau retourné, épellation des mots. Ainsi, déjà, les opérations de décodage, mémorisation, encodage sont-ils de pratique courante.

En écriture, on s’oriente dès l’origine vers la daté et la simplicité. Les fioritures, innombrables jusqu’alors, sont bannies. Werdet publie les règles de la nouvelle écriture dépouillée dite cursive française. Les améliorations qui y seront apportées au cours du siècle n’en modifieront pas l’architecture fondamentale. De la formation des lettres sur le sable, avec le doigt, dans la première classe, à l’écriture à l’encre, sur le papier, dans la huitième classe, l’étude est progressive et rationnellement conduite.

En arithmétique, par contre, les résultats ont été relativement faibles. Les causes d’insuccès tiennent à la fois à la méconnaissance des modes d’appréhension sur la répétition. Les moniteurs ont à corriger, non à expliquer. Croire, selon l’affirmation de Jomard que " I’intelligence naturelle des élèves devinera ce qu’elle pourra des motifs de la marche qu’on suit dans les opérations ", était sans doute quelque peu insuffisant.

Gaston Mialaret, Jean Vial - Histoire mondiale de l'éducation des origines à nos jours. T. 3 : de 1815 à 1945 

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