Anne Querrien, L'école mutuelle, une pédagogie trop efficace ?
édition "Les empêcheurs de penser en rond" - 2005

4eme de couverture :
"Ce livre raconte l'histoire de l'école mutuelle dans la France de la Restauration. Une histoire totale­ment oubliée, interdite, car elle met en doute le caractère progressiste de notre école républicaine. De nombreux organisateurs du mouvement ouvrier, notamment Proudhon, en sont pourtant sortis. Cette école a été supprimée par les pouvoirs publics parce qu'elle marchait trop bien ! L'école mutuelle a été créée pour les pauvres, l'objectif est de sortir les enfants de la rue et de leur donner un savoir minimal conforme à leur classe sociale : lire, écrire, compter. Mais pour aller plus vite et faire moins cher, les élèves travaillent en petits groupes : ceux qui ont compris expliquent aux autres. Tour à tour, chacun est élève et répétiteur, en lecture pour les « bons », en élevage des hannetons ou autre hobby pour les « mauvais ». Les différences de niveau ne sont plus un obstacle au bon fonctionnement mais deviennent son moteur. Or cette école a été fermée parce qu'on lui reprochait deux choses : les élèves apprenaient en trois ans le curriculum prévu pour six et ils n'appre­naient pas le respect du savoir !

Anne Querrien est sociologue.


Bonnes feuilles, fournies par l'auteur :

L’ensorcellement scolaire

Nous sommes ensorcelés par le capitalisme. Nous travaillons pour lui, nous croyons qu’il faut travailler pour lui, non seulement pour vivre, mais pour augmenter ses profits afin qu’il puisse investir dans de nouvelles productions pour s’assujettir de nouveaux travailleurs, ou les mêmes travaillant plus vite et mieux. : Le capitalisme a réussi à nous faire croire un temps que le progrès serait indéfini, que nous serions toujours plus nombreux à profiter de ses avantages, que la planète serait un jour civilisée toute entière, tout entière soumise aux promesses de la république : liberté, égalité, fraternité.

Les guerres, puis la conscience croissante du désastre environnemental, nous ont conduit à douter, à ne plus prendre pour argent comptant un horizon repoussé chaque jour plus loin par la réalité de la production de l’argent, par la financiarisation croissante de l’économie. Les inégalités se creusent.

Le capitalisme a installé déjà depuis plusieurs siècles l’espace où se forgent nos croyances, et où elles se dissipent aussi. Un espace où celui qui y croit réussit, un espace où celui qui doute a les résultats qu’il mérite. Dans cet espace doivent passer obligatoirement tous les petits d’hommes ; dans cet espace ils apprennent à travailler et à se jauger les uns les autres par les résultats de leur travail, et par bien d’autres dimensions non officielles, voire interdites. Cet espace peut-il être un espace de vie ? Accueille-t-il tous les enfants sans exclusive ? Est-ce un espace où chacun apprend des autres et où chacun apprend aux autres ? Ceux qui y officient pensent et démontrent que l’égalité qui existe constitutionnellement ne peut exister en fait. Prenez cette chose totalement immatérielle qu’est l’esprit, la capacité à lire, écrire et compter : pour certains les maîtres n’ont qu’à en constater la possession, pour d’autres ils n’arrivent pas à la faire acquérir. Ils ne peuvent que classer les élèves, il le faut bien, pour que le capitalisme sache à quel type de travail les affecter. Et le tour est joué, une nouvelle génération d’élèves peut venir se faire ensorceler, venir se faire classer. Les maîtres renâclent pourtant à se faire ainsi les " petites mains " du capitalisme. Ils préfèrent être celles de la science. Mais c’est précisément celle-ci, son aptitude à réorganiser les travaux différemment selon l’échelle hiérarchique des savoirs, qui permet au capitalisme de se développer. Plus les découvertes scientifiques avancent et plus le capitalisme mobilise d’argent, et donc de travail, pour les appliquer à de nouvelles productions de profit. 

Mais cet espace commun du début de la vie de chacun semble pourtant plein d’autres potentialités, qui pointent d’ailleurs le nez dans la joie des activités annexes, des sorties, de tout ce qui n’est pas " scolaire ". L’école, quoique assujettie à la reproduction des hiérarchies sociales, en réunissant adultes et enfants, ouvre des moments à leur imagination commune. Ces moments, ceux du plaisir, ceux qu’a retenus la mémoire, ne sont pas codés par les instructions officielles. Ce sont autant de micro-expériences locales, mais faute d’enregistrement elles ne forment pas l’école comme institution, comme inscription dans l’inconscient. Elles font douter seulement de son message : si l’école ne fait que reproduire la hiérarchie sociale, pourquoi cette devise, pourquoi cette promesse ? Et au-delà de la France pourquoi la promesse de la démocratie, d’une citoyenneté faite aussi d’égalité et de liberté ?

Cette démocratie, cette désintrication des hiérarchies, le capitalisme en a lui-même besoin pour développer sa puissance d’invention, pour multiplier les chances d’une coopération productive entre les cerveaux. Au-delà des expériences locales, l’institution scolaire elle-même est appelée de plus en plus à changer, à pluraliser les voies de la réussite sociale. Le modèle produit en France est particulièrement lourd à transformer ; tant les mots et les choses y sont fortement intriqués. Il se présente comme la conclusion d’un débat national sur lequel il n’y a plus à revenir. 

Pourtant au début du XVIII siècle, lorsque les écoles communales commencent à se substituer aux écoles de charité apparues au XVII siècle, une option différente est pratiquée, puis abandonnée, car jugée trop efficace : " l’école mutuelle ". Apprendre trop vite risque de faire apprendre trop. Faire de chacun le maître de l’autre dans le domaine où il lui est supérieur risque de faire mépriser les hiérarchies en vigueur. Aujourd’hui la connaissance et sa croissance sont affirmées comme les principaux leviers en même temps que les principaux objectifs du développement économique. L’apprentissage continu de tous, auprès de tous, redevient d’actualité, et la réflexion sur le modèle pédagogique de l’école une nécessité.


Le sort du travail jeté aux enfants

En travaillant à illustrer ce que Michel Foucault entendait par "  dispositif de pouvoir ", soit un ensemble d’interactions sociales organisées autour d’un équipement collectif essentiel dans le processus de mise au travail industriel de la population, j’avais montré il y a maintenant trente ans comment l’école primaire était l’un de ces principaux dispositifs. J’avais alors esquissé les traits de cette école mutuelle, entrevue un instant comme un moyen plus efficace d’assujettir à la discipline du travail, et rejetée très vite, en moins de quinze ans, pour ses effets collatéraux : le formation de contestataires et de militants.

Que produit l’école dans le meilleur des cas, quand le couple qu’elle forme avec la famille est presque parfaitement congruent, comme chez les enseignants ou plus généralement chez les fonctionnaires ? Le travail comme seul et unique désir légitime, le devoir comme seule réalité. Pas le travail concret de telle matière, la production de tel ou tel objet ou service, l’application de tel savoir-faire. Non, le travail libre de toute affectation a priori, le travail libre de tout affect, le travail comme obéissance. Peut-on considérer l’école comme la machine centrale de la production du " travailleur libre " dont parle Marx, de ce travailleur qui ne désire que travailler et se reproduire comme travailleur, qui ne désire qu’obéir, ce qui ne l’empêche pas, au contraire, de lutter pour les meilleures conditions de sa reproduction ? Désirer et non faire, car il y a dans le capitalisme, et le socialisme, une croissance, la dimension d’un plus. L’esclave était obligé de travailler et de se reproduire, il ne devait pas désirer le faire, désirer d’en faire toujours plus, comme le travailleur moderne.

A l’orée d’une nouvelle société dans laquelle le travail industriel, le travail individuel assujetti à une machine ou une réglementation, perd de sa centralité, il convient de se réinterroger sur ce modèle scolaire qui limite l’apprentissage à un socle de base, qui refuse la mise en commun des connaissances propres des uns et des autres, qui empêche la participation de tous au développement du savoir, qui organise la concurrence entre le plus grand nombre pour garantir le maintien du pouvoir de quelques uns. Des initiatives pédagogiques multiples, malheureusement reléguées dans le secteur privé ou dans les classes d’exclusion, ont confirmé tout au long du XXème siècle les propositions de " l’école mutuelle ". Le plaisir d’apprendre aux autres le peu que l’on sait est une incitation essentielle à l’apprentissage pour soi, la clé d’un processus de formation continue : on n’apprend bien, on ne maîtrise, que ce qu’on est capable de transmettre. L’école mutuelle, où chacun est successivement élève et maître, fait de la transmission et non de la correction le cœur de son projet.

L’école au démarrage du capitalisme.

L’école comme lieu et moment crucial pour l’apprentissage du travail abstrait se situe au début du cycle primaire. Les travailleurs manuels sont souvent des gens qui n’ont pas terminé leurs études primaires. La formation de la libido travaillante se situe donc forcément au début de ce cycle, dans le mécanisme même de l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et du calcul. 

La formation de la libido travaillante, la formation de la libido d’élève, est un mécanisme essentiel du fonctionnement capitaliste et de son prolongement socialiste. S’il y a croissance de l’économie socialiste c’est que les travailleurs y travaillent également plus qu’il n’en ont besoin, comme en économie capitaliste ; c’est que, contrairement à ce qu’affirme Marx, le désir de travailler n’est pas supporté seulement par le besoin de consommer, le besoin de survivre, mais tiré aussi par le désir de connaître, par le désir d’apprendre, par le désir d’inventer, et sans doute également par la peur, mais elle n’y suffirait pas. 

" L’esprit du capitalisme " n’est pas seulement celui des bourgeois, des investisseurs, mais celui de tous ceux qui travaillent : chefs d’entreprise certes, mais aussi salariés, artisans, artistes, enseignants, intellectuels, employés. Leur jouissance ne se trouve pas seulement dans la quantité abattue, dans la peine ressentie, mais dans leur capacité à allier quantité et qualité, à projeter leur vie au-delà des limites de la reproduction.

" Les sans, travail anglais ne, se sont pas faits ouvriers pour survivre, ils ont – accrochez-vous ferme et crachez-moi dessus – joui de l’épuisement hystérique, masochiste, de tenir dans les mines, dans les fonderies, dans les ateliers, dans l’enfer, ils ont joui dans et de la folle destruction de leur corps organique, qui leur était certes imposée, mais ils ont joui qu’elle leur soit imposée, ils ont joui de la décomposition de leur identité personnelle, de celle que la tradition paysanne leur avait construite, joui de la dissolution des familles et des villages, et joui du nouvel anonymat monstrueux des banlieues et des pubs du matin et du soir. " Bref ils ont joui de la nouvelle vie quotidienne qu’il découvrait dans la foulée de leur exploitation. Ils ont joui aussi de mettre bas les murailles de minerai et de charbon qui ne s’entament qu’avec peine dans la solitude, ils ont joui de fabriquer des choses inouïes. Ils ont joui d’apprendre une foule de choses nouvelles à pleines mains, ce faisant. Ils ont joui d’augmenter collectivement leur puissance d’agir.

L’épuisement hystérique, masochiste, a toujours existé dans les guerres, les tournois, les joutes, les danses, les évènements, dans toutes les formes de surpassement. La force, et l’ennui, du capitalisme, c’est de routiniser cette passion dans le devoir de travail quotidien, un devoir qui se rencontre d’abord à l’école.

Les sociétés protestantes ont connu un développement industriel plus rapide ou plus précoce que les sociétés catholiques, parce qu’elles disposaient d’une machine à inoculer l’éthique capitaliste dans les masses. Elles ont disposé de la machine scolaire capitaliste, plus tôt que les sociétés catholiques. 

Dès 1530 Luther dans son " Sermon sur la nécessité de mettre les enfants à l’école " dit " Si la société peut obliger les sujets valides à porter, la lance et l’arquebuse, à monter sur les remparts et à faire tout le service de guerre, à plus forte raison peut-elle et doit-elle forcer les sujets d’envoyer leurs enfants à l’école, puisqu’il s’agit d’une guerre bien plus terrible avec le satané démon ".

En 1536 Calvin institue l’enseignement gratuit, obligatoire pour les pauvres à Genève. Cet enseignement se propose deux objectifs : apprendre aux enfants à lire, écrire et calculer et les instruire du devoir de la religion.

À cette époque l’Église disposait de petites écoles dans chaque paroisse qui accueillaient gratuitement les enfants des pauvres mais ne leur réservaient pas un enseignement spécifique. Tous les enfants qui fréquentaient les petites écoles latines apprenaient à lire les textes latins de la messe et à chanter les cantiques : il ne s’agissait que d’une préparation aux cérémonies religieuses. Certains en profitaient pour découvrir le caractère phonétique de la représentation graphique des sons ; dès lors la lecture leur était ouverte ; ils étaient nombreux à en profiter, hors de toute obligation.

Trois siècles après la Réforme, au début du xixe siècle, les écoles paroissiales ont étendu leurs compétences, en réaction directe contre les écoles protestantes. L’absence d’" éducation " permet de garder intact le goût de la lecture, quand il se manifeste au-delà de l’édification religieuse. L’éducation primaire n’est pas encore obligatoire.

L’exemple d’un paysan Pierre Rivière, accusé de parricide au début du XIX siècle, témoigne de cette passion de lecture. Alors que la Gazette des Tribunaux écrit : " Pierre Rivière n’avait reçu qu’une éducation primaire presque nulle " (1835), Pierre Rivière apparaît d’un bout à l’autre des témoignages donnés à son procès en maniaque de la lecture. " Lorsqu’il s’avança en âge, il se livra avec ardeur à la lecture de certains livres, et sa mémoire le servait à merveille dans ses lectures… Il paraît qu’à certaine époque il consacrait la nuit à lire quelques ouvrages philosophiques " (p. 27). " Il dit qu’il lisait beaucoup notamment des livres religieux. Il a cité le catéchisme de Montpellier " (p. 35). " Il s’est fait remarquer entre ses camarades par son aptitude à apprendre, égale à son désir de s’instruire. Toujours il a montré beaucoup d’empressement à profiter de toutes les occasions qui se sont offertes à lui de lire des ouvrages de toute espèce et son goût pour la lecture lui a souvent fait y consacrer des nuits " (p. 67).

Pierre Rivière, paysan de Normandie, écrit lui-même dans le Mémoire qu’il remet au tribunal : " Dans mon jeune âge, c’est-à-dire vers sept-huit ans j’eus une grande dévotion… Je pensais que je serais prêtre… C’était ce que j’avais déjà lu qui m’inspirait cela… J’appris à bien lire et faire l’arithmétique. Pour l’écriture je n’avançai pas tant. Lorsque je n’allai plus à l’école, je travaillai la terre avec mon père… Je me plaisais beaucoup à lire. À l’école on lit la Bible de Royaumont ; j’ai lu dans les Nombres et le Deutéronome, dans l’Évangile et le reste du Nouveau Testament, je lisais dans les almanachs et la géographie, le musée des familles et un calendrier du clergé, dans quelques histoires, celle de Bonaparte, l’histoire romaine, une histoire de naufrages, la morale en action, plusieurs autres… " Le Bon sens du curé Meslier, Le catéchisme philosophique de Feller et Le catéchisme de Montpellier.

L’exemple de Pierre Rivière vient ici indiquer quel type de désir était engendré par l’instruction des petites écoles paroissiales, dans les cas où cette instruction donnait des résultats. Pierre Rivière a acquis à l’école le désir de lire, d’écrire, et le désir d’intervenir de manière toute puissante dans le réel. Mais ses désirs n’ont pu être investis dans le bon fonctionnement de la machine religieuse, paroissiale ou monastique, comme ils le sont normalement chez des élèves mieux dotés quand l’éducation religieuse conduit à la prêtrise. Ces désirs dès lors ne sont plus fonctionnels ; laissés à l’état libre, non assujettis à une machine sociale précise, ils entraînent Pierre Rivière à s’affirmer violemment en redresseur de torts.

La machine scolaire a pour fonction d’assujettir le désir de savoir (désir de lire sans limites, de connaître d’autres gens, d’autres lieux, d’autres territoires, d’autres histoires) et le désir en général (désir de sortir du carcan familial, des territoires professionnels et sociaux assignés) à la nouvelle machine sociale collective du travail. Les limites que la machine scolaire assigne au désir, les voies et moyens par lesquels elle le fait, la population qu’elle vise pour lui donner tel ou tel type de formation, varient selon les transformations de l’organisation du travail à laquelle la machine scolaire est subordonnée.

L’exemple de Pierre Rivière le montre de façon paroxystique : la machine scolaire religieuse n’est pas fonctionnelle à la machine sociale capitaliste. Il ne s’agit pas de fabriquer un homme libre de lire n’importe quoi, libre de savoir, libre d’apprendre mais d’enfermer l’homme dans la passion de sa reproduction, de le soumettre par la contrainte financière et familiale qui pèse sur sa consommation au devoir de travailler toujours mieux et plus. Il s’agit de transformer le désir de savoir, d’apprendre, en obligation de travailler, en obligation de désirer travailler. Il ne s’agit pas de fabriquer un homme libre au risque qu’il abandonne sa famille ou se venge sur elle, mais de fabriquer un homme condamné à produire des enfants de la façon la plus économique, en famille. Il s’agit de transformer le désir de fuir la famille en obligation de fonder sa propre famille, en désir de fonder sa propre famille.

L’école capitaliste se constitue en rupture avec l’école religieuse. De cette rupture on ne connaît généralement que l’expression idéologique, la querelle de la laïcité. Mais quand l’expression idéologique devient le problème principal, le dernier verrou à faire sauter, c’est que les bases matérielles de l’école ont déjà été fortement unifiées.

La spécificité de l’école protestante du xviie siècle par rapport aux écoles paroissiales catholiques, c’est son caractère obligatoire pour les pauvres. Les écoles protestantes sont déjà des machines à transformer les pauvres en futurs travailleurs. L’école s’impose aux enfants pauvres, au futur prolétariat, comme le service militaire. Elle n’est pas le lieu du développement du désir d’apprendre, elle est le lieu de la formation du devoir de travailler, le lieu de la contention du désir dans des limites liées aux places que seront amenées à occuper les travailleurs dans l’appareil de production, à l’inscription dans la famille du mécanisme de la reproduction.

Expérimenter.

Chose curieuse, le caractère obligatoire de la scolarité est rarement analysé dans la multitude d’ouvrages consacrés à la pédagogie nouvelle et à l’étude des divers moyens de développer chez les enfants un désir d’apprendre dont on hésite à savoir s’il va de soi ou non, mais dont on ignore délibérément qu’il se doit institutionnellement d’exister.

Avec la scolarité obligatoire c’est un agencement très spécifique de relations entre l’état et la famille, entre désir de savoir et devoir de travailler, qui s’est mis en place.

Mais quelle peut être alors la portée d’une innovation en matière d’éducation ? Comment se fait le départ au sein de ce qui est proposé comme innovation entre ce qui est simple amélioration de la machine scolaire industrielle, de la machine scolaire actuelle, et ce qui est annonce de la mise en place de nouveaux modes de formation, liés à l’émergence de nouvelles collectivités sociales? La généralisation de l’utilisation des signes dans tous les moments de la vie ne suppose-t-elle pas une autre forme d’école, plus ludique et plus différenciée ?

La dénonciation de la machine scolaire actuelle se centre encore sur le thème de la reproduction par l’école des inégalités sociales, et de leur transmutation en inégalités scolaires, presque biologisées, profondément inhibitrices de toute volonté collective de transformer les rapports sociaux. Dans la mesure où l’école a pour fonction de produire une force de travail ajustée à l’appareil de production, cette dénonciation semble vaine : la reproduction des inégalités sociales, leur renforcement, sont parfaitement fonctionnels. Les innovations qui en découlent sont reléguées à l’écart du modèle général pour maintenir au sein de l’école ceux qu’elle risque d’exclure. Même si elles démontrent que l’accès à la lecture peut venir par des multiples voies, qu’il n’y a pas d’apprentissage normal mais des apprentissages singuliers, ces méthodes pédagogiques réparatrices participent de l’obligation scolaire et n’arrivent pas à proposre une alternative à l’école traditionnelle.
 

La méthode mutuelle.

" L’enseignement simultané offre un premier degré et un degré précieux de simplicité. La leçon du maître est donnée à la fois à plusieurs, autant qu’il en est auxquels elle peut à la fois parvenir d’une manière directe, plusieurs exécutent à la fois dans le même plan. À l’avantage de l’émulation se joint une heureuse harmonie, une sorte de discipline naturelle qui forme un ensemble organisé d’un certain nombre d’individus ; l’imitation, cette loi singulière de la nature humaine, est mise heureusement à profit. Toutefois, pour que ce système atteignit réellement son but, il faudrait que tous les élèves eussent des forces égales et pussent à chaque instant faire les mêmes pas. Autrement, il faudra que le plus instruit et le plus capable attende le centre, et il restera une queue de traînards qui, hors d’état de suivre, feindront d’apprendre, mais n’auront qu’une fausse instruction, pire peut-être que l’ignorance. Dans ce système, si l’on veut multiplier les rangs dans lesquels les élèves sont alignés, il faut multiplier les maîtres ou bien condamner le maître à ne s’occuper de chaque ordre que successivement…

" L’enseignement mutuel a tous les caractères de l’enseignement simultané, mais il y joint un nouveau degré de simplicité et d’énergie. Il fait disparaître d’abord l’alternative qui tourmentait ce dernier, en délivrant de la rigueur des classifications trop générales et trop absolues. Il se prête à de nombreuses divisions et sous-divisions dans l’enceinte du même corps, et sous les yeux du même maître. Ce ne sont plus des alignements, forcés dans la même classe, ce ne sont plus des écoles distinctes dans la division des classes. Chaque élève est toujours à sa vraie place ; les classes se suivent, se tiennent par la main plutôt qu’elles ne sont séparées. Il y a plus, et dans chaque classe ou sous-division, l’élève est constamment situé au degré dont il s’est actuellement montré capable ; de la sorte, l’avantage unique de l’enseignement individuel se trouve conservé et reproduit tout entier au sein d’une masse considérable. Chacun est aussi actif et plus actif même que s’il était seul. Il se corrige par l’exemple d’autrui, il corrige son camarade par son exemple, il est tenu incessamment en haleine pour l’action et pour la révision. Le ressort principal est toujours unique, mais au lieu d’imprimer un mouvement uniforme, à des éléments divers, il varie son impulsion, la modifie en autant de manières qu’il y a de variétés réelles dans les éléments ; mais à l’aide de ressorts subordonnés, il embrasse avec moins d’efforts une sphère plus vaste. Les ressorts sont les élèves mêmes, distribués graduellement sur tous les points où l’instruction doit atteindre. En dirigeant, ils se rendent compte à eux-mêmes de ce qu’ils on appris, c’est-à-dire exécutent réellement l’exercice nécessaire pour bien savoir. Tour à tour, élèves et répétiteurs, ils ne font que transmettre ce qu’ils ont reçu, indiquer ce qu’ils ont tenté eux-mêmes avec succès. La portion la plus difficile, la plus délicate, la plus ignorée du rôle de l’instituteur, je veux dire la bonne direction des facultés, s’accomplit en quelque sorte toute seule pour cet exercice toujours régulier, progressif, dans lequel l’attention des enfants est entretenue ; l’émulation, la sympathie imitative s’accroissent par une classification plus vraie, qui rapproche mieux les analogies et gradue mieux l’échelle à gravir. Les habitudes d’ordre et de discipline prennent une racine plus profonde, parce qu’à l’avantage de former des cadres soumis à des lois générales, se joint celui d’étendre les mêmes lois, la mobilité elle-même, et l’avantage surtout de maintenir, porter et faire redescendre continuellement l’élève au rang véritable qu’il sent lui-même avoir nécessairement mérité ".
 

Une technologie d’apprentissage intellectuel

" Un des ecclésiastiques de Grenoble compare la méthode mutuelle à la navette volante, substituée dans nos villages à la navette ordinaire " Cent écoles ont été créées en un an, elles enseignent à douze mille élèves, alors que, les frères des Écoles chrétiennes qui ont été rétablis par l’empereur en 1803, n’ont réussi en 1816 à refonder que soixante écoles. La méthode mutuelle est applicable n’importe où, quel que soit le nombre d’enfants réunis sous la houlette du même instituteur, alors que la méthode des Frères ne l’est pas. Les règles de l’ordre exigent que les frères se déplacent toujours par deux ou trois, ce qui élève trop la somme nécessaire à l’entretien de leur petite communauté pour une commune rurale.

" Par cette méthode mutuelle un enfant qui fait partie d’une classe d’une centaine d’écoliers non seulement lit autant que s’il était seul sous les soins du maître, mais épelle soixante ou quatre-vingt-dix mots de quatre syllabes en moins de deux heures " alors que dans la méthode individuelle à tout moment 19 écoliers sur 20 sont oisifs, et dans la méthode des frères 60 sur 75. Encore que méthode des Frères et méthode mutuelle partagent la grande innovation qui consiste à obliger les enfants à écrire tout le temps qu’ils ne passent pas à lire. 

La méthode mutuelle apparaît à ses propagateurs comme la méthode pédagogique de l’ère industrielle : " Le mouvement qui a lieu dans tous ces petits groupes, le bourdonnement de toutes ces petites voix, ressemble assez au bruit des machines dans les filatures de coton. L’institution est en effet une espèce de mécanique appliquée aux facultés intellectuelles et qui en abrège également toutes les opérations. " 

C’est ce caractère mécanique qui va être mis en avant par ses opposants. On ne peut appliquer à l’homme les procédés de mise en valeur que l’on réserve à la matière. Il faut arrêter immédiatement cette levée de désir qui perce, très nette par exemple dans ce dernier texte qui compare l’école à une filature de coton, on ne sait pas où cela pourrait nous mener. En fait on craignait que l’école mutuelle soit une pépinière d’agitateurs populaires. " Parmi les leaders de la Première Internationale, on trouve beaucoup d’anciens élèves de l’école mutuelle. Je me suis quelquefois demandé si l’habitude d’enseigner contractée à l’école par beaucoup d’enfants de ma génération, n’avait pas formé cette pépinière d’ouvriers qui préparèrent dans les associations et les réunions publiques la chute, de l’empire. " 
 

Un apprentissage de masse.

L’école mutuelle ouvrait la voie d’un véritable enseignement de masse. Les limites fixées par le contenu des livres de lecture distribués dans les écoles par la Société pour l’Amélioration de l’Instruction élémentaire, très soucieuse de contrôler les lectures des masses populaires, étaient en fait balayées par la force du mécanisme désirant mis en place entre les enfants : l’apprentissage mutuel n’avait aucune raison de se limiter aux murs de l’école. D’autant que si les mécanismes de la lecture et de l’écriture étaient acquis sur des textes à contenu moral et religieux, cette dimension disciplinaire de l’idéologie était tellement seconde par rapport aux mouvements collectifs qui se déroulaient dans la classe et supportaient réellement l’apprentissage, qu’elle apparaissait totalement comme une pièce rapportée.

L’enseignement mutuel permettait d’apprendre en dix-huit mois ce que l’école des Frères apprenait en quatre ou cinq ans, tellement les frères entouraient l’acquisition de la lecture, de l’écriture, et du calcul, les " acquisitions scolaires " de tout un arsenal de rites moralisateurs.

L’enseignement mutuel créait une sorte de phénomène désirant collectif par l’articulation de tous les enfants entre eux, en une sorte de grand flux, tout entier orienté par le désir d’apprendre, d’apprendre des choses au demeurant fort diverses. Si l’une des idées de base de l’école mutuelle était de " faire des enfants les missionnaires de la morale et de la vérité ", alors qu’avant c’était les vieillards, ils ne se prêtaient sans doute pas à cette instrumentalisation. Mais de passer de la position d’élève à celle de maître introduisait une véritable rupture dans le rythme de développement social, une capacité d’utiliser les acquis de l’enseignement autonome. La possibilité d’un décollage était ainsi offerte. " Les enfants doivent être la continuation de leurs parents au lieu d’en être la répétition monotone et stérile. " 

" Les élèves de l’enseignement mutuel quittent la classe avec peine. L’instruction est pour eux un délassement, un jeu, qui tient tous les ressorts de leur être en mouvement. Ils se meuvent tous ensemble et instantanément comme une masse dont les mouvements particuliers, ne nuisant point au mouvement général en sont au contraire les ressorts ingénieux qui la font mouvoir uniformément et sans la fatiguer. " " Les élèves font des progrès très sensibles et d’autant plus rapides que ce genre d’études se présente constamment sous les formes du délassement et d’exercices divers qui amusent l’élève tout en l’instruisant. " 

L’école mutuelle reste cependant officiellement un instrument d’assujettissement ; ses promoteurs, industriels, fonctionnaires, ne cherchent qu’à atteindre plus vite et aux moindres frais les mêmes résultats que ceux proposés par l’école des Frères et les anciennes écoles de charité : la mise au travail en masse, la soumission aux chefs, la discipline du devoir. Dans tous les pays européens l’école de l’ère industrielle se fixe les objectifs qu’en France l’école des Frères a été la première à mettre à jour. Les variations ne sont plus autorisées que sur les moyens de les remplir. Les richesses potentielles de l’école mutuelle sont délibérément ignorées de ses promoteurs. Quand ils commenceront à les découvrir, ils seront les premiers à réintroduire partout en force la méthode des frères, méthode qui correspond aux objectifs scolaires : silence, travail, discipline, compétition.

" Les écoles d’enseignement mutuel grâce à la méthode qui les dirige, obtiennent les mêmes résultats que les écoles des Frères avec infiniment plus de promptitude et d’économie ; avec cette circonstance particulière qui consiste à assujettir les enfants à une régularité, à un ensemble de mouvements, qui font d’une multitude comme un seul individu, obéissant à une même volonté. Par là est résolu ce problème de l’activité dont la nature fait un besoin à la jeunesse, réunie à l’attention que réclame l’étude. Portée au plus haut degré cette attention est sans cesse soutenue, par l’obligation où chaque élève se trouve chaque minute de répondre aux commandements… À l’aide de ce système chaque individu se trouve soumis comme la masse même, la soumission individuelle et générale prend le caractère de la discipline, et il devient physiquement impossible à l’élève le plus enclin à la négligence et à la paresse, de dérober une seconde à l’étude et à l’obéissance.
 

Obéir et commander

Sans doute les promoteurs de la méthode mutuelle ne cessent de rappeler que cette méthode apprend sans peine à obéir, à son chef, à son père, à son magistrat, à son juge, donne l’habitude de la soumission au joug salutaire des lois. Mais le type de discipline qui y est créé n’a rien à voir avec celui de l’école des Frères : la discipline s’exerce en tous les points de la petite troupe organisée dans le but d’apprendre. La méthode mutuelle organise la soumission à l’ordre collectif, à la loi, non à l’autorité personnelle du maître, et derrière lui de Dieu. Surtout elle postule que chacun pourra se trouver à un moment ou à un autre en position d’apprendre aux autres.

Le maître assoit son autorité sur le fonctionnement par groupes, au lieu de la mettre dans sa seule personne comme dans les écoles traditionnelles. " Tout ce système d’ordre tient à la facilité avec laquelle l’autorité d’un moniteur peut être déléguée et transférée d’un écolier à l’autre. " L’autorité parcourt tout le corps de la classe ; tous en sont pourvus et tous l’exercent, meilleur moyen de soumettre les rebelles " les écoliers qui ont l’esprit vif et un caractère actif sont ordinairement les transgresseurs les plus fréquents du bon ordre, et les plus difficiles à soumettre à la raison ; le meilleur moyen de les corriger d’est d’en faire des moniteurs ". " Moins la voix du maître se fait entendre parmi les écoliers, mieux il est obéi. Le maître doit se borner à organiser, surveiller, inspecter. C’est le système qui se fait obéir et non le maître. Le commandement est un commandement, et en l’absence du maître les écoliers continuent d’obéir au système. "

Mais le Journal d’éducation de la Société pour l’Amélioration de l’Instruction élémentaire énonce lui-même, ce qui va apparaître comme le défaut de ce système de discipline collective et d’autorité déléguée. Il n’y a que dans une saisie photographique de l’institution qu’on peut la croire hiérarchisée. La hiérarchie est différente suivant l’activité, suivant le moment de la journée. Si les promoteurs de l’école mutuelle répètent comme une incantation " chaque chose à sa place, une place pour chaque chose ", exigent que cette sentence soit placée au-dessus du bureau du maître dans chaque salle de classe, c’est qu’ils ressentent confusément que " l’ordre rigoureux qui est une loi de ces institutions " est un ordre tout provisoire.

Par rapport aux choses fixées à leurs places, que sont les tables, les bancs, les cercles de lecture, les tableaux de lecture sur le mur, les ardoises fixées sur les tables, les places effectives des enfants changent constamment, à la différence de ce qui se passe dans les écoles des Frères, où la fixation spatiale des élèves est semestrielle, et au sein d’un cursus de quatre ou cinq ans.

L’ordre établi dans cet enseignement est un ordre abstrait, matérialisé dans le mobilier scolaire, qui fait de tous les enfants des pairs, et ne concède comme autorité à celui qui est provisoirement moniteur que le consentement collectif à ce qu’il en soit pour un exercice ainsi. Une sorte de contradiction interne ronge la méthode mutuelle : contrairement à ce qu’affirme le Journal d’éducation, l’obéissance des enfants à leurs pairs, aux chefs tirés de leur sein n’est pas passive ; elle est toute tendue de la volonté de prendre leur place.

L’école mutuelle est en fait un " apprentissage du commandement par l’obéissance ". " Comme moyen de discipline morale, le mode mutuel en Angleterre a conservé toute sa valeur. De même que le Senior dans les établissements d’instruction secondaire, le moniteur, avec des différences réelles sans doute, représente dans les écoles primaires la juridiction du pair sur le pair, l’autorité d’une loi convenue acceptée, et l’ensemble des exercices auxquels préside ce chef constitutionnel n’est autre que l’apprentissage du commandement par l’obéissance. " 

La voie du désamorçage de l’institution est claire : pérennisation de la fonction de moniteur, dans la création du personnage du bon élève, ou de l’élève plus avancé parce que plus âgé, qui va aider à apprendre à ses petits camarades. La méthode mixte, récupération de la méthode mutuelle dans le cadre de la méthode des Frères mettra particulièrement à l’honneur cette pratique : cours particulier pour les moniteurs avant l’entrée en classe des autres. La machine abstraite de la méthode mutuelle a été brisée, le flux des élèves, aux ordres aussi nombreux que les matières enseignées, a été coupé en classes d’âge, fixées sous la conduite de quelques sous-chefs : la hiérarchie a effectivement été créée.

Cette hiérarchie, qui fait jouer au début deux éléments, l’âge et le mérite, " véritables titres dans le monde de l’autorité " (Journal d’éducation, tome I), va tendre de plus en plus à se fixer selon le seul critère de l’âge, hiérarchie biologique, la moins contestable, qui ne fait appel à aucun consentement collectif. On assiste peu à peu à une réduction très nette des différences d’âge entre les élèves présents au sein de la même classe, à l’effacement du critère du mérite comme critère d’accès à la fonction de moniteur. Dans la méthode mixte les moniteurs sont les élèves les plus âgés. Il n’y a plus aucune fluidité dans la bataille pour la connaissance qui a en fait cessé d’être livrée.


Préférence discipline

Pour le gouvernement et les élites qui le soutiennent ce n’est pas une armée collectivement en marche vers le savoir, ou la victoire, qu’il s’agit d’organiser, mais des ateliers de production de travailleurs dociles. Les manuels rédigés en France à l’intention des écoles mutuelles insistent surtout sur les mouvements à imposer aux enfants, leur régularité, leur uniformité, leur discipline, à la différence du texte originel qui insiste sur la nature institutionnelle, collective, de l’autorité mise en œuvre, sur la délégation d’autorité qui se fait sans cesse d’un élève à l’autre, sur la discipline collective.

L’école du travail domestique a été mise en place par les Frères, celle où l’autorité ne circule pas, est toujours assurée par le même, avec des délégués fixés une fois pour toutes. Il ne s’agit pas d’apprendre aux enfants le commandement par l’obéissance, comme dans les armées révolutionnaires où les premières lignées décimées par la bataille devaient être sans cesse remplacées, encadrement compris. Il s’agit de " disposer les enfants à se garantir un jour du fléau de la misère en leur inculquant l’amour du travail, l’esprit d’ordre, d’économie, de prévoyance ". C’est une sorte de chape de plomb qui tombe sur l’école, une immobilisation générale. L’agencement collectif des enfants perd tout intérêt quand il s’agit seulement de conformer chacun aux normes corporelles et intellectuelles fixées pour le bon ouvrier, produit du certificat d’études primaires, et de mesurer les performances des uns et des autres dans cette conformité. Si chaque enfant passe individuellement par la machine scolaire ; les phénomènes collectifs qui s’y déroulent ne sont que fraude, chahut, sont hors la loi. Le travailleur libre ou obligé, est un travailleur à œillères, aux yeux fixés toujours sur son maître, sans regards latéraux pour ses camarades L’école devient la machine à étouffer le désir d’apprendre. La réversibilité est en effet une des caractéristiques fondamentales de l’apprentissage : apprendre à et de, dans un mouvement collectif. On n’apprend pas dans un collectif qui se fait chaîne, fixation, joug.
 

Le caractère économique de la méthode mutuelle.

Les tenants de la méthode mutuelle, ses promoteurs, n’ont jamais porté contre la méthode des frères, ou méthode simultanée, les critiques idéologiques que lui portaient les instituteurs socialistes et républicains et le mouvement ouvrier. Industriels progressistes, hauts fonctionnaires, ils ne visaient qu’une mise en mouvement de la population vers le travail industriel. La méthode mutuelle ne s’opposait pour eux réellement qu’à la méthode traditionnelle, individuelle. C’est par rapport à elle qu’ils établissaient tous leurs calculs : l’éducation annuelle d’un enfant coûte quatre francs par notre méthode et dix-huit à trente francs par la méthode traditionnelle, lit-on dans le premier tome du journal d’éducation de la Société pour l’Amélioration de l’instruction élémentaire.

La méthode mutuelle est avant tout une méthode économique et expéditive pour inoculer le minimum de savoir nécessaire au soldat, au travailleur, au citoyen. Le savoir est conçu par les animateurs de la Société pour l’Amélioration de l’Instruction élémentaire comme une sorte de vaccin contre la contagion morale de l’ignorance : propagateurs de la vaccine et de l’instruction sont d’ailleurs les mêmes.

Le journal de la société est truffé de calculs qui tendent à démontrer que la méthode mutuelle est le seul moyen qu’on ait trouvé pour scolariser tous les enfants indigents sans exception. On lit par exemple dans le tome III que pour le premier arrondissement de Paris, au lieu d’instruire comme on le fait actuellement (1816) 800 enfants dans 32 écoles pour un coût global auprès des parents et des bureaux de charité de 30000 F, on pourrait grâce à la méthode mutuelle ouvrir trois écoles qui rassemblaient chacune 800 enfants pour un coût annuel de 15 000 F seulement. " Ainsi tous les enfants ayant besoin de cet enseignement, c’est-à-dire ne recevant pas d’instruction à la maison ou au collège, et dont le nombre est évalué à 2 500, pourraient recevoir l’instruction primaire, grâce à la nouvelle méthode. "

La Société pour l’amélioration de l’instruction élémentaire pense qu’il faudrait se diriger vers une, école par quartier et non une multiplicité de petites écoles qui ont chacune moins de 20 enfants et où le maître est forcément misérable ainsi que les parents trop imposés. L’école mutuelle n’est viable d’ailleurs sur le plan économique qu’avec un minimum de 100 enfants. 

Le " seul avantage des écoles mutuelles " tous comptes faits, est que " dans les villes populeuses, elle fournira le moyen d’enseigner à un grand nombre d’enfants pauvres avec un seul local et un seul instituteur " 

Mais même cet avantage n’est pas si évident : si le nombre d’enfants réunis dans le même local est très grand, les mouvements que préconise l’école mutuelle exigent beaucoup de place. Il n’y a en fait que dans les édifices religieux que l’on trouve des salles de cette dimension. La première année, en 1815, la Société pour l’amélioration de l’instruction élémentaire arrive à bénéficier de salles d’églises désaffectées depuis la révolution ; elle crée ainsi quatre écoles. Mais pour les 12 autres en projet les problèmes commencent : il faudrait des crédits spéciaux pour construire des maisons d’école.

L’école mutuelle part avec un lourd handicap : l’école des Frères n’a pas besoin de locaux particuliers. Elle s’accommode de n’importe quelles salles suffisamment vastes et bien éclairées, de forme rectangulaire. C’est elle qui enseigne la religion, c’est elle que l’Église doit défendre et promouvoir en priorité, c’est à elle que l’Église doit d’abord proposer ses locaux.

Le principal avantage de l’école mutuelle sur l’école des Frères, l’unicité de l’instituteur, et donc le niveau plus modeste de la rémunération, et de la rétribution mensuelle exigée des familles, n’en est pas forcément un, aux yeux des notables. L’unicité de l’instituteur impose de mettre en place tout un système de surveillance locale et nationale qui assure de la moralité et de la religion de son enseignement, impose de s’assurer préalablement à son installation de cette moralité et de cette religion par une formation d’une durée suffisante.

Si les Frères, voulaient bien adopter la méthode mutuelle, rendre leur enseignement plus économique, que les choses seraient simples. La méthode des frères " la meilleure de celles qui existent " (Journal d’éducation, tome I) s’améliorerait d’autant, et on n’aurait pas à se poser ces difficiles problèmes de budget, de crédits, qu’on résout pour le moment cahin-caha par des souscriptions, et une partie de la subvention de 50 000 F à l’instruction primaire votée chaque année par la Chambre des Députés.

La volte-face des autorités

Les autorités parisiennes soutiennent d’emblée la méthode mutuelle. Le 3 novembre 1815 le préfet de la Seine, le comte de Chabrol institue un conseil d’instruction primaire départemental pour la Seine dont la plupart des membres sont les fondateurs de la Société pour l’Amélioration de l’Instruction élémentaire, introductrice de la méthode mutuelle en France, et dont le rapporteur est Jomard, secrétaire de la société.

Cependant même à Paris, les écoles mutuelles sous la Restauration se créent en marge du réseau scolaire officiel, à titre expérimental. C’est avec cette vocation d’expérimentation qu’est ouvert un crédit de 50 000 F, dont le bénéfice est également partagé entre les écoles promues par la société et celles promues par les Frères dont on attend toujours qu’ils améliorent leurs méthodes.

Il est entendu dès 1816 que la méthode mutuelle ne sera mise en place que là où les Frères ne font pas déjà fonctionner une école, dans les trous de la carte scolaire existante. Plus, en 1823, une circulaire recommande les Frères pour la direction des nouvelles écoles de charité ! Peu à peu l’étau se referme et le soutien du pouvoir royal aux Frères devient de plus en plus manifeste, à tel point que la révolution de Juillet se fait aux cris de " Vive l’école mutuelle ! À bas les Ignorantins ".

L’école mutuelle triomphe-t-elle avec la Monarchie de Juillet ? On peut le croire. Guizot, membre de la Société pour l’Amélioration de l’Instruction élémentaire depuis 1815, devient ministre de l’Instruction publique. A Paris le Préfet de la Seine présente le 30 septembre 1830 à son Conseil d’Instruction primaire un premier rapport sur le développement donné à l’enseignement mutuel. Le remplacement des écoles des Frères par les écoles mutuelles est pour la première fois fixé comme objectif. " L’économie de temps est la plus précieuse de toutes ", ce remplacement vise à un enseignement beaucoup plus rapide. Mais le préfet se trouve confronté aux problèmes de locaux que pose l’enseignement mutuel. Sur les 24 écoles primaires qu’entretient la ville, cinq ont déjà pu être transformées en écoles d’enseignement mutuel (dans les trois mois qui ont suivi le changement de pouvoir), les 19 autres le seront en 1831.

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À l’échelle nationale la méthode mutuelle ne reçoit guère de soutien. Le " statut des écoles primaires élémentaires communales ", promulgué par le ministère Guizot en avril 1834 ne fait aucune mention de la méthode mutuelle, laisse aux instituteurs la libre disposition de la méthode qu’ils veulent adopter, ou plutôt la laisse aux comités cantonaux ou aux autorités locales chargées de les surveiller. Le poids de la tradition fera forcément pencher la balance générale du côté de la méthode des Frères, sauf en cas de présence d’industriels au conseil municipal, c’est-à-dire dans la France de l’Est et du Nord-Est. Pire, le statut, qui s’inspire des pratiques qui ont majoritairement cours à Paris, adopte en fait la méthode simultanée : article 3 " Toute école élémentaire sera partagée en trois divisions principales en raison de l’âge des élèves et des objets d’enseignement dont ils seront occupés ", article 22 " Un carré de 80 centimètres de côté " par élève est la dimension réglementaire de la salle de classe, dimension qui n’autorise bien sûr aucun déplacement : les élèves sont fixés à leurs bancs comme l’avait recommandé Jean-Baptiste de la Salle.

Plus éclairant encore sur les pratiques réelles du nouveau pouvoir sont les manuels mis à la disposition des élèves des écoles normales, écoles qui à partir de 1837 ont pour but de fournir la France en instituteurs à un rythme suffisamment rapide pour généraliser l’instruction à toutes les communes. Le manuel de l’enseignement simultané, comportant la méthode d’enseignement mixte de M. Lamotte et M. Lorain, paru en 1837, est d’emblée le manuel officiel des écoles normales.

On y lit que le règlement du 19 juilllet 1833 sur les connaissances exigibles de l’instituteur demande que celui-ci soit instruit à la fois dans la méthode mutuelle et dans la méthode simultanée. De plus " la méthode simultanée est la véritable méthode des écoles communales et la seule qui convienne dans toutes les localités où une population trop forte n’impose pas l’enseignement mutuel ".

Le ministère n’opte jamais pour l’une ou l’autre méthode, et laisse faire les événements au niveau local. 

La méthode mutuelle n’a réussi à s’implanter, temporairement, que là où les autorités chargées de la surveillance de l’école n’avaient pas déjà la référence de l’école des Frères, avec le silence, l’immobilité, les cahiers. Partout où cette référence existait la méthode a été rapidement combattue. La mise sur pied des écoles normales par la Monarchie de Juillet a été l’instrument le plus sûr de ce combat. C’est l’extension à tous les départements des écoles normales au début de la iiie République qui permet de mettre définitivement fin à l’expérience des écoles mutuelles : tous les départements sont obligés de se rallier à l’organisation pédagogique adoptée dans le département de la Seine depuis la fin de la monarchie de Juillet : division par classes, progression basée sur l’âge.

La confusion entre méthodes mutuelle et simultanée.

Si à Paris on a pu s’enticher de la méthode mutuelle et percevoir ses avantages économiques tout en essayant au maximum de bloquer ses autres potentialités, en province on ne saisit que l’idée de s’adresser à plusieurs écoliers à la fois au lieu d’un seul tour à tour. En province, sauf exception, n’est perçu que le caractère collectif de la méthode, caractère commun, à des degrés certes très divers et de façon quasi contradictoire, aux deux méthodes mutuelle et simultanée. La qualification de mutuelle étant sémantiquement plus proche de collective que celle de simultanée, elle prime souvent, témoin ce procès verbal du Conseil général du département de l’Indre, de 1818.

" … L’instruction publique ne peut être remise en de meilleures mains que dans celles des ministres de la religion qui se dévouent par zèle, par devoir, et par des motifs surnaturels à l’instruction et surtout à l’éducation de la jeunesse. Ces puissants motifs font désirer au conseil de voir confier les soins de l’enseignement mutuel dans les principales villes du département à l’association si respectable et qui a déjà fait tant de bien des frères de l’école chrétienne, chez lesquels on a prisé les premiers éléments de ce genre d’instruction. "

Le manque d’enthousiasme de la Société pour l’Amélioration de l’Instruction élémentaire à défendre la méthode mutuelle pour elle-même, à essayer d’en saisir l’originalité, à en faire autre chose qu’une amélioration de la méthode des Frères, est évidemment à la base de cette confusion, à la faveur de laquelle s’institue l’omniprésence de la méthode des Frères, y compris au sein des écoles normales, et dans les nouvelles générations d’instituteurs laïcs qu’elles ont formés. L’enjeu de la lutte, à savoir le principe d’autorité dominant dans la société, le mode de circulation de cette autorité, est délibérément ignoré. Pire, l’innovation de la méthode mutuelle en la matière est objectivement combattue, puisque on la force à s’inscrire dans des cadres temporels, spatiaux, institutionnels, qui ne sont pas faits pour elle.

La méthode des Frères a une longueur historique d’avance.

Cette difficulté de la méthode mutuelle à s’inscrire dans le corps social semble liée à la préexistence prédominante de la méthode des frères, qui sert en permanence de référence, pour obliger l’école à se couler dans le moule religieux et disciplinaire déjà tracé. La méthode des Frères est de plus étroitement liée aux méthodes pédagogiques mises en vigueur par les jésuites, et par leurs adversaires les Jansénistes. L’omniprésence de la surveillance dans l’école communale est une caractéristique commune avec les petites écoles de Port Royal, qui si elles n’eurent pas la même influence de masse eurent une grande influence sur la littérature pédagogique.

" À aucun moment l’enfant ne demeurait seul dans l’inaction pu la rêverie. Il y avait un maître pour cinq ou six élèves. Il pouvait donc ne jamais les perdre de vue, il partageait leurs promenades, participait à leurs conversations et à leurs jeux… Chaque écolier avait sa table, son tiroir, son pupitre et ses livres… Il ne devait rien emprunter à ses compagnons, ni communiquer avec eux. Là encore le maître englobait d’un seul regard la petite assemblée… Pendant la récréation il était interdit de sortir sans permission d’un espace strictement délimité, les maîtres demeuraient d’ailleurs sur les lieux sans jamais quitter les enfants des yeux… Rares étaient les châtiments corporels jugés avilissants, un, seul regard du maître impressionnait bien plus que les traitements les plus sévères. Tous les écoliers, princes ou routiniers étaient habillés de la même façon. " 

C’est avec des expériences scolaires de ce type pour diriger leur sensibilité que les 490 inspecteurs nommés par Guizot pour lui décrire l’état de l’instruction primaire dans les divers départements en 1831 remplissent leurs missions. Parmi les méthodes en usage auprès des enfants pauvres, la méthode des Frères est la plus proche des méthodes en usage auprès des enfants bourgeois, et donc forcément la meilleure, puisque ce sont des bourgeois qui sont appelés à en juger : avocats, principaux de collèges, etc. Il est clair que la méthode mutuelle se soucie fort peu de l’enseignement secondaire avec lequel elle n’a aucun point commun. En produisant un flux d’individus qui se tirent les uns les autres vers une connaissance suffisante de la lecture et de l’écriture pour voler de leurs propres ailes elle obéit à des lois complètement différentes de celles de la sélection individuelle qui commence à se faire jour dans l’enseignement secondaire. La méthode mutuelle est vue comme une méthode pour pauvres à reléguer d’autant plus vite qu’on pourra sortir des écoles normales des instituteurs susceptibles d’appliquer les bonnes méthodes, celles inspirées des frères, sans passer par les règles contraignantes posées par leur communauté.

L’enseignement des frères est la seule référence : il a fait de longue date la preuve de sa valeur morale, de sa capacité à exercer la fonction pénitentiaire préventive qui est celle de l’instruction primaire à usage des pauvres. Dans un rapport à Bonaparte sur les Frères des écoles chrétiennes avant leur rétablissement en 1803, Portalis note " On m’assure qu’ils font partout le même bien, que partout il s’opère un changement notable dans la subordination des enfants. ".

Le seul moyen pour l’enseignement mutuel de faire un peu surface est d’offrir les mêmes garanties morales que celui des Frères. Or l’idée que la garantie morale puisse résider dans une discipline collective impersonnelle n’est pas du tout frayée à cette époque. Tous les exemples de lecture de la méthode mutuelle sont pris dans le catéchisme. Mais cette garantie ne suffit pas. C’est dans le corps lui-même, dans ses pulsions que doit passer l’assujettissement moral. À quoi, à qui est assujetti le corps de l’instituteur laïc, tant qu’il n’a pas derrière lui les années de formation de l’école normale ? A rien. Aucune confiance n’est possible. Les frères, assujettis à Dieu à travers leur directeur, font confiance eux.

Le clergé est résolument contre l’école mutuelle.

L’école mutuelle est en fait l’affirmation matérielle d’un autre principe d’autorité que l’autorité divine, l’autorité de la loi humaine, l’autorité précisément qui s’est fait jour au cours de la période révolutionnaire. L’école mutuelle est intolérable pour l’essentiel du clergé, même s’il y a de notables exceptions.

Le clergé local refuse systématiquement son approbation au règlement de l’école mutuelle. Ce refus s’assortit d’une mesure punitive particulièrement efficace : les enfants fréquentant l’école mutuelle sont refusés à la communion, ainsi que leurs familles. Ailleurs ils sont privés des secours réservés par les bureaux de charité aux indigents. Ailleurs tous les sermons du dimanche portent sur le devoir religieux de ne pas mettre les enfants à l’école mutuelle.

La méthode mutuelle ne tient pas les enfants occupés

Le principal grief qui se fait très rapidement jour contre la méthode mutuelle est l’exact pendant des raisons qui la font recommander, et la conserveront, d’ailleurs dans l’animation des cours d’adultes, jusqu’à sa répression, définitive, après la Commune. Le sens de la méthode mutuelle est d’abréger de plusieurs années l’instruction primaire, alors que le premier but de l’éducation primaire est précisément de tenir enfermés les enfants des classes populaires avant leur mise au travail.

L’avantage d’une instruction aussi prompte n’est pas désirable pour la classe laborieuse. " Comment emploieront-ils le temps qui s’écoulera de neuf à treize ans, c’est-à-dire jusqu’au moment où l’accroissement de leurs forces les rendra aptes aux travaux qui doivent assurer leur existence ?… Que feront-ils de leur liberté ? Ne sera-t-elle pas… souvent nuisible aux autres ? Sera-ce au sein de leur famille, entièrement occupée du travail nécessaire à leur subsistance qu’ils recevront les éléments de la partie de l’éducation la plus importante pour eux et pour la société, l’instruction morale et religieuse… Si le mode d’enseignement actuel et surtout celui suivi par les frères des écoles chrétiennes est moins accéléré dans son but… il offre des avantages pour le rapport de l’éducation morale qu’aucun autre ne peut remplacer. Il se rend maître en quelque sorte de l’emploi du temps des enfants… depuis leur berceau jusqu’à leur adolescence, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’ils puissent entrer utilement dans la société, avec les connaissances convenables à leur condition et avec les habitudes de l’ordre, de la docilité, de l’application, du travail et de la pratique des devoirs sociaux et religieux. "

Le Conseil général du Calvados, comme la plupart des autres, ajoute pour justifier la même opposition en 1822 que l’un des avantages des Frères est de ne pas faire appel aux fonds publics pour la création de l’école, financée par la charité, et de n’y faire appel que pour le fonctionnement.

" Le plus grand service à rendre à la société serait peut-être d’imaginer une méthode qui rendit l’instruction destinée à la classe intérieure et indigente de la société plus difficile et plus longue… Cette instruction trop facilement acquise engendre à la fois cette nombreuse bureaucréation qui dévore la France et cette foule dangereuse de désœuvrés qui en corrompt les mœurs… Nous regrettons de voir son Excellence faire la part de l’instruction trop forte au détriment de l’éducation… Il faut occuper les enfants de 4 à 12 ans, ne pas laisser se créer ce vide que permettrait une instruction de 20 mois… L’enseignement mutuel est révoltant parce qu’il apprend à lire, écrire, chiffrer machinalement… " Les écoles mutuelles par leur fonctionnement apprennent aux enfants que l’autorité est liée à l’âge et au mérite, l’autorité est conférée à un égal par la loi collectivement reconnue, l’image de la société proposée, par les écoles mutuelles est conforme aux principes révolutionnaires, sont encore d’autres griefs.

Pour le Conseil général du Calvados la méthode mutuelle a un sens pour les enfants des classes aisées qui sont de toute façon destinés à étendre leur savoir au maximum et ont donc intérêt à apprendre le plus vite possible les mécanismes de base indispensables. 
 
 

Le corps enseignant

Produire le corps de l’enfance demande une matrice. Les traits significatifs de cette matrice, les caractéristiques qui doivent être celles du corps enseignant, feront l’essentiel des préoccupations des réformateurs successifs jusqu’aux débuts de la iiie République, moment où la matrice semble achevée : le territoire national est enfin pratiquement couvert d’écoles normales.

Le génie de Jean-Baptiste de la Salle, et le succès de son institution, tenait précisément à son rôle de précurseur en ce domaine. La communauté des Frères des écoles chrétiennes est la première communauté qui se forme explicitement pour assurer l’instruction primaire à partir du postulat que cette instruction nécessite des agents soumis à des lois beaucoup plus draconiennes que celles qui s’appliquent aux membres normaux du corps social. C’est à partir de la constitution d’un surcroît dans la passion d’obéir, dans la soumission à la loi, qu’on peut transmettre un niveau normal d’obéissance et de soumission aux populations qui se signalaient jusque-là par leur indépendance et leur incurie.

Former un corps enseignant c’est constituer un stabilisateur de société. Le problème ne se pose d’abord qu’à l’échelle de la population marginale des pauvres des grandes villes : époque de l’école des Frères, de la fin du xviie et du début du xviiie siècles. Puis avec la crise économique de la deuxième partie du xviiie siècle et surtout après la tourmente révolutionnaire, le problème de la stabilisation de la société apparaît un problème social d’ensemble. L’école des Frères est disqualifiée pour le résoudre pour tous du fait de son caractère catholique, mais c’est en elle qu’on cherche les caractéristiques abstraites de la machine scolaire à mettre en place.

La communauté des Frères des écoles chrétiennes.

Les principales caractéristiques de la communauté des Frères des écoles chrétiennes ont été énoncées par Jean-Baptiste de la Salle dans Le mémoire sur l’habit en 1689. Les Frères doivent tous porter le même habit, ni ecclésiastique, ni séculier, qui doit désigner, aux yeux de tous, leur position sociale en porte à faux, si nécessaire pour leur imprimer le nécessaire mouvement de dépendance hiérarchique. Étranger partout, coincé entre l’Église et la société, rejeté de tous côtés le Frère ne peut que s’en remettre à la communauté, au seul groupe où il est reconnu et qui lui dicte par le menu les voies de sa rédemption. Le Frère est dès sa prise d’habit toujours en instance de culpabilité, en instance de trahison, poussé au maximum à la conformité. Dans la communauté des Frères des écoles chrétiennes on vit " avec règles, avec dépendance pour toutes choses, sans aucune propriété et dans une entière uniformité ". Cette uniformité est outre celle du vêtement, celle de l’alimentation.

Les règles de vie imposées aux Frères prennent le contre-pied de tous les penchants sociaux normaux. En cela elles restent d’ailleurs très proches des règles des communautés religieuses. Les Frères doivent avoir une égale conduite envers tout le monde, ne préférer personne. Ils ne doivent pas parler avec les enfants, chercher à savoir quoi que ce soit sur leur environnement, leur milieu, ils ne doivent pas s’intéresser à eux au-delà des exercices scolaires. Les Frères ne doivent pas lire dans l’école d’autres livres que ceux de leur classe, donnés par la communauté, ils ne doivent pas s’intéresser à ce qui se passe dans la société. Les Frères ne doivent rien faire sans la permission du Frère directeur. S’ils veulent voyager, ils doivent en indiquer le motif au Frère directeur qui leur indique la route à suivre.

Tous les comportements des Frères sont minutieusement réglés. Ils n’ont qu’à suivre la voie qu’ils ont embrassée en prenant cet habit. La disposition spatiale de l’école permet de vérifier ce suivi : la seule parole à laquelle le Frère est autorisé de sa propre initiative est celle qui vise à dénoncer son voisin au Frère directeur. La soumission de chaque Frère à celui-ci est totale. " Les Frères regarderont toujours Dieu dans la personne de leur directeur… Ils auront une humble et entière confiance à son égard et lui découvriront toutes leurs infirmités tant du corps que de l’esprit… Ils auront même un très grand soin de lui faire connaître simplement et en particulier tout ce qui se passera en eux… Ils ne donneront aucune réplique dans tous les avertissements, les représentations et les commandements qui leur seront faits soit par le Frère directeur, soit de sa part ; et ils se mettront en état, d’exécuter sur-le-champ ce qu’il leur aura ordonné ou fait ordonner quoi qu’ils y trouvent de la peine et de la difficulté. " 

Pourquoi un corps enseignant ?

La communauté des Frères des écoles chrétiennes ajoutait à ces caractéristiques un fondement matériel : la communauté d’au moins trois Frères hors de laquelle il lui semblait qu’en aucun cas des principes aussi contraires à la nature humaine ne seraient respectés. L’action de la communauté se limitait en fait à son propre territoire, elle n’était pas coextensive à l’ensemble du corps social comme devait l’être l’éducation nationale, l’éducation qui ne se proposait plus que secondairement la mise, au travail des enfants des pauvres, mais d’abord l’obéissance de l’ensemble des habitants du territoire national à la loi.

Dès la période prérévolutionnaire surgit l’idée que les enfants de l’État ne peuvent être éduqués que par des agents de l’État. Cette idée prend force de loi avec le décret du 17 mars 1808. La création de l’Université impériale consacre le " principe méconnu avant la révolution : l’instruction publique appartient à l’État " Le commentaire de Guizot sur ce décret développe les principes qui présideront à la constitution de ce corps enseignant que son ministère contribuera fortement à créer:

– " Il appartient à l’État d’offrir l’éducation dans les établissements publics à ceux qui voudront la recevoir de lui, et de la surveiller dans les établissements où elle est l’objet de spéculations particulières. " (p. 77)

– Il faut " réunir tous les hommes employés dans les établissements publics d’éducation en un grand corps, constitué de manière à faire naître en eux cette union, cette émulation et cette énergie qui résultent de l’esprit du corps, en évitant les inconvénients qu’entraînerait et pour la nation et pour le corps lui-même un privilège exclusif " (p. 91).

– Il faut " placer le corps enseignant, non sous la main de l’administration ordinaire mais sous une autorité spéciale qui lui soit analogue ; qui ait avec lui des rapports d’intérêt et de situation ; qui puise dans ces rapports une force et un ascendant d’une nature particulière, qui soit propre enfin à garantir, d’une part, au gouvernement l’influence qu’il doit exercer sur l’éducation nationale, de l’autre, au corps enseignant, une protection efficace, une honorable dignité et une sage indépendance " (p. 91).

Au moment où le décret fut pris, on songea d’abord à réunir en corps enseignant toutes les personnes qui étaient effectivement enseignants. On fit le recensement auprès des préfets et des évêques de toutes les institutions éducatives existantes. Et jusqu’à la couverture de l’ensemble du territoire national par les écoles normales et la fourniture de toutes les écoles en instituteurs issus des écoles normales sous la iiie République, le corps enseignant était en fait un ensemble très disparate auquel les principes d’uniformité, de spécificité du comportement et de solidarité, interne faisaient défaut. Ce n’était pas encore un corps tel que Sa Majesté Louis XVIII l’exigeait : " Sa Majesté veut un corps dont la doctrine soit à l’abri des petites fièvres de la mode ; qui marche toujours quand le gouvernement sommeille ; dont l’administration et les statuts deviennent tellement nationaux qu’on ne puisse jamais se déterminer légèrement à y porter la main "..

La sage indépendance du corps enseignant c’est la garantie qu’il exercera sur le corps social un contrôle primaire, indépendant de ces formations secondaires que sont les superstructures politiques. La Restauration est bien placée pour connaître le caractère éphémère de ces dernières, en même temps que la nécessité, pour asseoir son pouvoir durablement, de maintenir le peuple et son encadrement le plus loin possible de la scène politique. L’indépendance politique du corps enseignant est la plus sûre garantie de sa dépendance à l’égard du gouvernement comme fonction. Sa dépendance ne doit pas être idéologique, car elle rencontrerait la résistance de l’opinion, mais fonctionnelle.

L’évaluation au mérite.

L’objet de l’enseignement est moral : il s’agit d’assurer sur l’ensemble du territoire national une uniformité de mœurs potentielle à partir d’une infinité de situations particulières. Il faut viser partout le même résultat mais tenir compte de la diversité des performances individuelles. Il s’agit donc d’arriver à classer celles-ci sur une échelle synthétique dont la vision pointera le but visé

" Peut-on assujettir les objets et les méthodes d’enseignement à des principes fixes et généraux comme les travaux d’un ingénieur ou d’un receveur des contributions ? Non sans doute ; tout ici est spécial et individuel ; tout doit être l’objet d’un examen et d’un jugement particulier ; les détails comme l’ensemble ne sauraient être appréciés ni réglés que d’après des considérations morales… Ce n’est que par des hommes choisis dans la carrière même de l’instruction publique, formés dans les habitudes qui doivent y régner, familiers et avec les connaissances qui en sont l’objet et avec les idées qui s’y rattachent, voués, du moins en partie, à ce genre d’occupations, que de telles choses peuvent être convenablement gouvernées.

" Eux seuls peuvent être des juges équitables et éclairés de ces détails, à la fois si étendus, si particuliers et si indéfinissables, dont se compose le mérite… Il ne s’agit pas simplement de savoir si un administrateur remplit bien ou mal les fonctions qui lui sont confiées ; il s’agit de connaître et d’examiner toute la conduite d’un homme, son caractère, son tour d’esprit, d’influer sur ses opinions, de l’étudier et de le diriger enfin, non seulement comme fonctionnaire, mais comme homme, car l’homme n’est pas ici moins important que le fonctionnaire… "

La surveillance doit s’étendre sur tous ceux qui exercent sur l’enfance et la jeunesse une action immédiate, mais elle ne doit pas être trop voyante. Elle doit " se déployer plutôt par une sorte d’influence générale et habituelle, que par une intervention fréquente et déterminée ". Il s’agit de " conseiller, soutenir et diriger " les enseignants dans " l’état que cette autorité leur confère " et qu’ils " embrassent ".

" C’est sur l’union des supérieurs et des inférieurs, sur une sorte d’égalité morale, sur une certaine communauté d’habitudes et de travaux, que doit être fondé un tel gouvernement ; sans cela il n’aurait point de force et les gouvernés n’auraient point d’ardeur. "

Les trois conditions que doit remplir le corps enseignant, d’après Guizot, sont :

– L’indépendance du corps par rapport à l’État auquel il est assujetti pour tout ce qui concerne la circulation en son sein : avancements, mutations, nominations, radiations. C’est en tant que tel que le corps est assujetti à l’État et garanti l’assujettissement de ses membres un à un.

– L’interdiction de toute agrégation autre qu’individuelle à ce corps : il ne doit pas comporter de sous-groupes, de petites formations de pouvoir locales susceptibles de dérivations.

– La formation et le recrutement de ses membres par lui-même : le corps doit s’approprier les gens avant de les adopter, les étudier sur toutes leurs faces, les pénétrer de son esprit, décider des fonctions auxquels il les juge les plus propres, et les former à ces fonctions.

– L’existence d’une juridiction interne au corps, c’est-à-dire de ce gouvernement propre qui peut requérir l’obéissance des membres du corps dans la limite de leurs obligations et infliger des peines en cas d’insubordination ou de délit.

Le gouvernement du corps enseignant doit " honorer les hommes instruits et laborieux qui vivent sous ses lois, les encourager par son estime, ennoblir à leurs propres yeux leurs utiles travaux, leur donner par la maturité de ses délibérations, par l’importance attachée à tout ce qui les concerne, la légitime assurance que leurs intérêts ne seront jamais ni traités légèrement, ni oubliés, ni méconnus ". 

Un corps sacrificiel

Le corps enseignant est un corps sacrifié, un corps à qui sont interdites les jouissances de ce monde, un corps assujetti, circonscrit, castré:

– " Quelle noble servitude que d’être esclave de ses devoirs… il y n’y a pas d’existence qui impose plus d’assujettissement que celle à laquelle vous vous attachez. "– " L’instituteur chercherait vainement dans sa profession le digne salaire de sa mission : elle serait impuissante à lui donner le juste retour des sacrifices et des vertus qu’elle commande. " 

et un corps qui jouit, qui représente la puissance de l’État dans la commune ou le quartier par les stigmates qu’il en garde, et qui en organise la transmission. Avec l’aide du pouvoir local, il se présente comme le modèle du citoyen à venir, et reproduit sur le corps des enfants le pouvoir qu’il a subi. Au fil des leçons et devoirs la loi s’inscrit progressivement dans les esprits, les enfants s’apprêtent à devenir citoyens, sujets d’un pouvoir qui n’a plus pour référence que son propre exercice.

" Être instituteur c’est rendre service à tous, instruire les jeunes, servir d’exemple aux vieux, partager avec le prêtre la célébration du culte, avec le maire l’administration de la commune, présider aux transactions des habitants, régler leurs finances, mesurer leurs champs, prévenir ou vider leurs discussions, enfin concourir par des leçons et des exemples à quelques améliorations essentielles dans la culture. " (pp. 13-14.)

Les quatre règles de conduite à observer à l’école normale :

-" Avoir pour le chef et les sous-maîtres tout le respect et toute la soumission que j’exigerai un jour de mes élèves "

- " me conformer, aussi sincèrement que ponctuellement au règlement de la maison et le trouver bon, quel qu’il soit, afin de m’exercer à l’esprit et à l’habitude de la soumission et pouvoir un jour exiger l’obéissance à mon tour "

- " avoir pour mes camarades les meilleurs sentiments et les meilleurs procédés, donner et prendre les meilleurs exemples "

- " ne laisser aucun cours, aucune leçon, aucune explication sans me l’approprier le plus complètement possible. " (p. 27)

" Je subis tous ces examens avec une grande reconnaissance pour des soins aussi multipliés et aussi laborieux de la part des autorités qui concouraient à notre éducation. " (p. 29.)

Instituteurs, vous n’exercez peut-être aucun pouvoir réel, mais vous participez de tous les pouvoirs, vous jouissez de tous les pouvoirs. " Vous êtes à la fois juge d’instruction, ministère public, tribunal, autorité chargée de l’exécution et législateur : dans ce cumul d’attributions que ce soient toujours les sentiments du père qui dominent. " 

Ces pouvoirs sont exercés par un corps dont chaque membre est soigneusement maintenu à sa place. Ils ne peuvent s’exercer que sur le territoire désigné par le gouvernement: une classe, une école, une école normale, une inspection, un territoire séparé de la société aux bonnes règles de laquelle il doit former. En 1843, année de publication de l’ouvrage de M. Matter, le corps enseignant est déjà potentiellement formé, grâce à la création des écoles normales en 1837. Les Frères des écoles chrétiennes en sont exemptés puisque c’est leur méthode, et leur règle, laïcisée qui ont triomphé. A partir des lois de Jules Ferry ils devront suivre le même enseignement que les autres instituteurs
 

L’ensorcellement mutuel

Bien que l’école mutuelle ait été jetée aux poubelles de l’histoire, elle a séduit tous les lecteurs de ce texte. René Schérer nous a signalé qu’elle avait aussi intéressé Charles Fourier qui y voyait une parcelle d’un procédé harmonien de distribution de l’enseignement. Cependant Fourier estimait que l’application qui en avait été essayée était trop simple pour être valable. Pour Fourier on ne peut enseigner, transmettre quelque chose par quoi on est passionné qu’à une dizaine de personnes à la fois, pour que les différents vecteurs d’attraction entre celui qui enseigne et ceux qui apprennent se composent harmonieusement et soutiennent le transfert de connaissances. Il faut par ailleurs que la connaissance à transmettre soit elle-même un facteur d’attraction entre les élèves et leur maître, que le désir de transmission existe. Il convient donc d’organiser des espaces de rencontres entre porteurs de connaissances où ceux-ci se classent en fonction de leur degré de connaissance dans tel ou tel domaine pour recevoir de tel ou tel qui connaît mieux les éléments complémentaires. Ainsi la salle d’études serait un vaste espace de petits groupes s’adonnant à l’amélioration mutuelle de leurs connaissances. " Les sibyls et les sybilles d’harmonie n’admettront que ce petit groupe de disciples tirés pour la conférence individuelle. Ensuite l’instruction se distribuera par degrés, par des pro-sybils et des sous-sybils, qui aspirant aux grades supérieurs et reconnus aptes à donner l’enseignement de 2ème, 3ème et 4ème degrés, jouiront déjà d’une répartition sur le dividende alloué au corps sybillin. " dont les fonctions supérieures sont électives et obtenues grâce à une renommée constatée. En Harmonie on se garde bien de punir car " l’enseignement est faveur sollicitée ", et est refusé à l’élève qui montre de la tiédeur ou n’en veut pas, car il faut pour que l’enseignement passe " une attraction composée réciproque ". Les leçons en harmonie sont d’autant plus fructueuses en tous degrés que, les maîtres étant nombreux, se bornent à quelques élus qu’ils affectionnent et que les élèves sont en affinité avec les maîtres et avec la science.

" Il résulte de ces détails que l’enseignement mutuel qui n’est qu’en mode simple et divergent parmi nous, devient composé convergent dans l’état sociétaire. S’il ne s’élève pas à cette hauteur son utilité ne peut être que très médiocre ; on n’est jamais dans les voies de la perfection sociale tant qu’on opère en mode simple. "


L’ensorcellement scolaire 

Sommaire : 
Le sort du travail jeté aux enfants
La pauvreté en ligne de mire
L’armée des possédés du travail
Avantage au collectif
Préférence discipline
La norme scolaire nationale
Le sens de la vision
Les enfants de familles
Un corps enseignant 
L’ensorcellement mutuel 

https://web.archive.org/web/20060103084735/http://clioweb.free.fr/dossiers/mutuelle.htm