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Le cartable de Clio
N° 6 - 2006
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Cette sixième livraison
du Cartable de Clio consacre son dossier thématique aux échelles
de l’histoire, dans le temps, l’espace ou la société. Elle
s’ouvre par un texte d’Antoine Prost sur l’évolution de l’histoire
de la Grande Guerre, et de ses périodisations, qui reprend sa conférence
donnée à Fribourg en mai 2006 dans le cadre du cours annuel
du Groupe d’étude des Didactiques de l’Histoire (GDH).
Deux idées fortes traversent
les différentes contributions de ce dossier. La première,
c’est que l’inscription de l’apprentissage de l’histoire dans une échelle
donnée n’est jamais anodine et mérite d’être toujours
explicitée et problématisée afin qu’elle ne passe
pas pour quelque chose qui irait de soi. La seconde, c’est le fait qu’en
variant les échelles temporelles, spatiales et sociales de ses observations,
l’histoire enseignée peut donner accès à davantage
de sens, de compréhension et de perception de la complexité
des sociétés.
Dans une perspective voisine,
le concept d’« invention de la tradition », cher à l’historien
britannique Eric J. Hobsbawm, nous invite également à interroger
nombre des représentations du passé que nous transmettons
aux élèves. L’anachronisme peut en effet surgir paradoxalement
d’une trop grande insistance à suivre l’histoire comme une inscription
linéaire de causes et d’effets.
La rubrique sur les didactiques
de l’histoire prolonge ces réflexions, et en suggère d’autres,
en rendant compte par exemple d’enquêtes de terrain et de propositions
de dispositifs pédagogiques. Quant à la question de la mémoire,
toujours très présente dans l’espace public, elle donne lieu
à des contributions sur les musées d’histoire et sur les
pressions mémorielles identifiables dans la société.
Une fois de plus, Le cartable
de Clio souhaite favoriser un large débat autour de ces questions
et engager chacun à y participer. Les réponses à ces
questions n’émergeront que si nous croisons et confrontons nos expériences
en dépassant la seule échelle locale, au-delà de nos
horizons familiers. C’est pourquoi les articles réunis dans ce numéro,
comme les précédents, proviennent d’historiens, de chercheurs
et d’enseignants appartenant à différents espaces linguistiques
et nationaux: la Romandie, le Tessin, la Suisse alémanique, la France,
l’Italie, l’Espagne, le Maroc, le Québec.
La rédaction du Cartable de Clio
Comment a évolué
l'histoire de la Grande Guerre
Antoine Prost, Paris I Sorbonne
p 19-20
""Au terme de ce parcours historiographique,
il est clair que derrière le terme unique de «guerre »,
les historiens ont en fait abordé une pluralité de sujets.
L’objet historique «guerre de 1914-1918» a changé de
définition; ce n’est pas le même entre les deux guerres, dans
les années soixante et aujourd’hui. Les historiens peuvent toujours
écrire de nouveaux livres sans se répéter, car ils
ne parlent pas de la même chose. De ce fait, leurs discours successifs
sont tous vrais, ou du moins vérifiables, puisqu’ils ne traitent
pas les mêmes questions et n’abordent pas la même réalité
sous le même angle. Une photographie de profil n’est pas plus vraie
qu’une photographie de face. Mais ce constat ne doit pas conduire au relativisme,
car chaque histoire, dans son ordre, dans sa perspective, peut également
être vraie pourvu qu’elle soit conduite avec rigueur.
Ces différentes visions de
la guerre sont-elles cumulables? Une synthèse est-elle possible,
une histoire totale qui ferait à chacune sa place? À cette
question, il est tentant de répondre par l’affirmative. On voit
bien, en effet, que ces histoires sont complémentaires, qu’elles
s’emboîtent en quelque sorte les unes dans les autres. C’est au demeurant
la tâche à laquelle sont conviés les professeurs pour
leurs cours, et si l’on peut tirer de ce survol une conclusion pédagogique,
il est clair que la périodisation événementielle est
irremplaçable, parce qu’elle a mis en place le cadre chronologique
sur lequel s’est appuyée l’histoire sociale, et dont l’histoire
culturelle fait l’économie précisément parce qu’elle
le suppose déjà assimilé.
Au vrai, le véritable obstacle
à une histoire totale de la guerre ne réside pas dans la
pluralité des historiographies, mais dans le lien fondamental de
la guerre à la nation. Il est possible de marier l’histoire politique,
l’his-toire sociale et l’histoire culturelle; en revanche, je ne vois pas
comment unifier l’histoire française, allemande et britan-nique.
Les historiens des divers pays partent en effet de pré-supposés,
de cadres pré-formés, antérieurs à toute histoire
et plus profonds que des différences de méthodes. Le linguistic
turn nous a rendus attentifs à ces préfigurations. Un historien
britannique ouvre son livre en écrivant: « For later gene-rations,
the First World War has seemed before else to exemplify futility »
~. Cette façon de voir la guerre est culturellement très
marquée: pour les Britanniques, qui n avaient en jeu aucun intérêt
vital et qui voient dans la guerre la ruine de leur hégémonie
financière, la guerre a été à la fois inutile
et absurde. Le titre de Niall Ferguson, The Pity of the war, ne traduit
aucune compassion: ce fut une pitié de faire la guerre. Pour les
Allemands, la guerre est une défaite, une humiliation. Pour les
Français, une victoire dont ils ne se sont pas relevés. Je
ne vois pas comment l’on peut faire l’histoire à la fois d’une victoire,
d’une défaite et d’une futility"".
Comment les soldats de la Grande
Guerre ont-ils tenu ?
Un débat d'histoire dans
la classe
Yannick Le Marec - Anne Vézier IUFM Nantes
p 167
''5. Le choix «contrainte
et consentement »
En septembre 2003, nous choisissons
de préparer un travail de recherche en didactique sur ce débat
historiographique et nous décidons de le centrer sur la question
du consentement et de la contrainte. Trois ans plus tard, ce choix peut
apparaître réducteur. Pourtant, au moment où nous prenons
la décision, il est justifié par la manière dont les
nouveaux manuels de Première abordent la question et par la documentation
accessible aux lycéens et à la plupart des enseignants.
Les nouveaux manuels de Première
paraissent au printemps 2003 et leur examen ne laisse aucun doute: les
nouveaux savoirs sur la Grande Guerre sont présentés de manière
hétérogène. Certains relativisent la question en la
plaçant dans un dossier, parfois sous la forme d’une interrogation:
«Comment ont-ils tenu?» (Hachette), «Les soldats ont-ils
été forcés ou le plus souvent consentants ? »
(Bordas).
Parmi ceux-ci, seul le Bertrand-Lacoste
présente un dossier avec les deux points de vue historiographiques
(«Les historiens et la Première Guerre Mondiale: consentement
ou obéissance ? »). D’autres reprennent sans discussion le
concept de «brutalisation» (Hatier, Bréal, Nathan),
mais sans modifier leur point de vue traditionnel et sans souci des contradictions,
notamment dans la considération des soldats comme victimes de la
guerre. Finalement, le manuel Belin est le seul à reconstruire entièrement
son chapitre du point de vue de l’histoire culturelle. Il introduit donc
le concept de « culture de guerre », parle de « la brutalisation
des comportements», de «la haine de l’autre» et de «
la guerre vécue comme une croisade». Le point de vue est homogène
mais, manifestement, alors que ces auteurs-là sont bien informés,
on aurait pu attendre de leur part davantage de prudence et d’objectivité
pour enseigner et éduquer des lycéens 31.
Dans le même ordre d’idée,
alors que le programme d’histoire des classes de Première, publié
en 2002, ne dit rien, les documents d’accompagnement publiés en
juillet 2003 pour la série S prennent parti, parlent du «consentement
et de l’acceptation de la violence donnée et subie» et proposent
une bibliographie constituée d’ouvrages des historiens de Péronne.
Dans les mois et les années qui suivent, les ressources en ligne,
principalement sur les sites académiques, offrent heureusement une
présentation plus nuancée de la question et abordent le débat
historiographique de manière plus sérieuse''.
Mémoire de la Shoah :
un enseignement sous pression
Sophie Ernst, INRP
p 126 :
"Ce qui a été solution
devient problème.
Nous sommes dans une conjoncture
tout à fait particulière, où nous sommes encore agis
par des réflexes enracinés dans les temps de lutte contre
le silence, pour l’établissement d’une vérité mal
acceptée ou méconnue, contre des gens qui s’acharnaient à
la nier, ou à la contourner. Cela fait bien dix ans, aux alentours
de 1995 et du cinquantième anniversaire de la libération
d’Auschwitz, qu’on pouvait commencer à sentir l’inflexion de tendance,
du silence au martèlement; le renversement n’est devenu manifeste
qu’au moment du soixantième anniversaire. Il en va ainsi et c’est
sans doute une fatalité de notre condition historique, que les solutions
à un problème deviennent rapidement la source de problèmes
nouveaux, sans que les premiers aient été complètement
maîtrisés, ce qui oblige à lutter sur des fronts multiples
et à se garder de maux contraires. C’est que les militances sont
entraînées par l’inertie de leur propre dynamique, lancées
sur leurs trajectoires initiales, et prennent rarement à temps la
mesure des changements accomplis grâce à leur action même".
p 133 : "Le temps serait bien venu
de remettre la Résistance à l’honneur, sans oublier les résistances
juives et les résistances allemandes, sans mythe, sans exagération,
peut-être d’une façon plus problématisée, plus
centrée sur les actes, les logiques de choix, les contraintes de
situation, et moins sur les figures héroïques supposées
bonnes ou les figures mauvaises. Nous ferons des analyses plus subtiles
aussi bien des fautes que des héroïsmes, en nous replaçant
au point de réflexion sur lequel j’ai plusieurs fois insisté,
du côté d’une société d’hommes ordinaires, pris
dans des situations peu claires, et devant qui s ouvrent chaque jour des
possibles ambigus, des choix d’action parfois étroitement définis,
des conflits de loyauté et des conflits de valeur. C’est tout un
champ qui devrait s’ouvrir à la réflexion pédagogique,
pour une éducation morale assumée comme telle, et pour une
transmission d’histoire qui soit porteuse d’avenir en même temps
que vraie".
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TABLE DES MATIÈRES
N° 6, 2006
L’éditorial | .....................................................................................................................................
7
Les échelles de l’histoire
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Comment a évolué
l’histoire de la Grande Guerre, par ANTOINE PROST ..................................................
11
Tirez l’échelle !, par FRANÇOIS
AUDIGIER...................................................................................................
22
Les trois échelles mobiles
de l’histoire qui s’enseigne, entre temps, espaces et sociétés,
par CHARLES HEIMBERG ............................................................................................................................
38
Les temporalités de la civilisation
arabo-musulmane. L’intériorisation de l’échelle ternaire
au Maroc,
par MOSTAFA HASSANI IDRISSI ...................................................................................................................
51
Entre cycles et durées,
le temps spécifique du Moyen Âge, par ROLAND PILLONEL-WYRSCH
..................... 66
Une proposition conceptuelle pour
la recherche et l’enseignement du temps historique,
par ANTONI SANTISTEBAN FERNANDEZ.......................................................................................................
77
Quelques observations sur un parcours
d’histoire mondiale (sur deux ans), LYCÉE L. ARIOSTO
DE FERRARE, DÉPARTEMENT
D’HISTOIRE......................................................................................................
91
L’actualité de l’histoire |
L’invention de la tradition ou
l’anamorphose de l’histoire au XIXe siècle, par PATRICK DE LEONARDIS....
101
Les usages publics de l’histoire |
Les musées : une construction
identitaire entre histoire et mémoire, par ISABELLE BENOIT ......................
113
Mémoire de la Shoah, un
enseignement sous pression, par SOPHIE ERNST ...............................................
122
La démocratie, les usages
publics de l’histoire et les lois mémorielles, par CHARLES HEIMBERG................
134
Les didactiques de l’histoire |
La saveur des savoirs : un colloque
à Rouen sur les savoirs et les acteurs de la formation.........................
141
L’exemple de la Première
Guerre mondiale, introduction de LA RÉDACTION DU CARTABLE DE CLIO
........ 145
L’intégration des nouveaux
savoirs dans les manuels d’histoire français : le cas de la Première
Guerre
mondiale au lycée, par YANNICK
LE MAREC..............................................................................................
147
Comment les soldats de la Grande
Guerre ont-ils tenu? Un débat d'histoire dans la classe,
par YANNICK LE MAREC et ANNE VÉZIER...................................................................................................
160
Récit historique et construction
du savoir en classe d’histoire au lycée, par DIDIER CARIOU ....................
174
Un bilan du débat sur l’enseignement
de l’histoire au Québec, introduction de LA RÉDACTION..............
185
Amener les élèves
à construire leur identité collective ? Le grand défi
québécois
de la classe
d’histoire, par CHANTAL PROVOST
.............................................................................................................
190
Les manuels scolaires peuvent-ils
aider les maîtres à enseigner l’histoire à l’école
élémentaire ?,
par ANGÉLINA OGIER-CESARI
....................................................................................................................
201
Les fonctions des images dans le
manuel d’histoire – Viele Wege – eine Welt (Beaucoup de chemins –
un seul monde), par PETER GAUTSCHI
et ALEXANDRA BINNENKADE .........................................................
212
L’utilisation didactique du jeu
dans le cadre de l’histoire enseignée, par ELENA MUSCI ...........................
226
Nuovi itinerari storici per le
scuole : il percorso didattico del sito archeologico di S.Maurizio a Bioggio
in Ticino, da SABRINA STEFANINI
AIRAGHI .................................................................................................
237
Il cantiere della cattedrale di
Notre-Dame di Parigi : un´esperienza didattica in seconda media,
da GIULIA SÖRE ........................................................................................................................................
247
La citoyenneté à l’école
|
L’éducation à la
citoyenneté dans quelques curriculums européens, par FRANÇOIS
AUDIGIER.................. 255
L’histoire de l’enseignement |
Pour une épistémologie
de l’histoire des idées pédagogiques, par LOÏC CHALMEL.....................................
277
Le XVIIe siècle a scellé
une révolution qu’il est grand temps de dépasser : celle
des notes et de la classe !,
par PIERRE-PHILIPPE BUGNARD...................................................................................................................
289
Les annonces, comptes rendus et notes de lecture
|
E. Hobsbawm, Franc-tireur, par
PATRICK DE LEONARDIS .........................................................................
311
F. Rousseau, La Grande Guerre en
tant qu’expériences sociales, par CHARLES HEIMBERG.......................
312
J. Fontanabona et J.-F. Thémines
(dir.), Innovation et histoire-géographie dans l’enseignement secondaire
Analyses didactiques, par CHARLES
HEIMBERG....................................................................................
313
R.Valls (dir.), Los processos independentistas
iberoamericanos en los manuales de Historia,
par CHARLES HEIMBERG......................................................................................................................
315
M. Carretero, A. Rosa et M. F.
González (dir.), Enseñanza de la historia y memoria colectiva,
par CHARLES HEIMBERG......................................................................................................................
315
Le cartable de Clio signale ........................................................................................................................
316
atis, l’Associazione ticinese degli
insegnanti di storia, par MAURIZIO BINAGHI .....................................
317
Quelques impressions d’étudiants
après le cours de 2006 du GDH sur Les échelles de l’histoire.........
319
Synthèse d’un atelier sur
Les échelles de l’histoire ...................................................................................
322
Annonce du cours GDH/CPS 2007 Cinéma
et enseignement de l’histoire.............................................
325
Sommaires des numéros précédents :
http://www.didactique-histoire.net/rubrique.php3?id_rubrique=5 |
mise en ligne DL 11/2006 |