Victor
Hugo contre la loi Falloux (janvier 1850)
MESSIEURS,
Quand
une discussion est ouverte qui touche à ce qu'il y a de plus
sérieux
dans les destinées du pays, il faut aller tout de suite, et
sans
hésiter, au fond de la question. (Mouvement
d'attention.)
Je
commence par dire ce que je voudrais, je dirai tout à
l'heure ce
que je ne veux pas.
Messieurs,
à mon sens, le but, difficile à atteindre, et
lointain sans
doute, mais auquel il faut tendre dans cette grave question de
l'enseignement,
le voici. (Plus haut !
plus haut !) L'orateur
reprend :
Messieurs,
toute question a son idéal. Pour moi, l'idéal de
cette question
de l'enseignement, le voici : l'instruction gratuite et obligatoire. (Très
bien ! très bien!)
Obligatoire au premier
degré, gratuite à tous les degrés. (Applaudissements
à gauche.) L'instruction
primaire obligatoire,
c'est le droit de l'enfant (mouvement)
qui,
ne vous trompez pas est plus sacré encore que le droit du
père
et qui se confond avec le droit de 1'État.
Je
reprends. Voici donc, selon moi, l'idéal de la question :
L'instruction
gratuite et obligatoire dans la mesure que je viens de marquer. Un
immense
enseignement public donné et réglé par
l'État,
partant de l'école de village et montant de degré
en degré
jusqu'au, Collège de France, plus haut encore,
jusqu'à l'Institut
de France. Les portes de la science toutes grandes ouvertes
à toutes
les intelligences ; partout où il y a un champ, partout
où
il y a un esprit, qu'il y ait un livre. Pas une commune sans une
école,
pas une ville sans un collège, pas un chef-lieu sans une
faculté. (Bravos
prolongés.) Un vaste
ensemble, ou, pour mieux
dire, un vaste réseau d'ateliers intellectuels,
lycées, gymnases,
collèges, chaires, bibliothèques,
mêlant leur rayonnement
sur la surface du pays, éveillant partout les aptitudes et
échauffant
partout les vocations ; en un mot, l'échelle de la
connaissance
humaine dressée fermement par la main de l'État,
posée
dans l'ombre des masses les plus profondes et les plus obscures, et
aboutissant
à la lumière. Aucune solution de
continuité : le cœur
du peuple mis en communication avec le cerveau de la France. (Immenses
applaudissements.)
Voilà
comme je comprendrais l'éducation publique nationale.
Messieurs,
à côté de cette magnifique instruction
gratuite, sollicitant
les esprits de tout ordre, offerte par l'État, donnant
à
tous, pour rien, les meilleurs maîtres et les meilleures
méthodes,
modèle de science, et de discipline, normale,
française,
chrétienne, libérale, qui
élèverait, sans nul
doute, le génie national à sa plus haute somme
d'intensité,
je placerais sans hésiter la liberté
d'enseignement, la liberté
d'enseignement pour les instituteurs privés, la
liberté d'enseignement
pour les corporations religieuses ; la liberté
d'enseignement pleine,
entière, absolue, soumise aux lois
générales comme
toutes les autres libertés, et je n'aurais pas besoin de lui
donner
le pouvoir inquiet de l'État pour surveillant, parce que je
lui
donnerais l'enseignement gratuit de l'État pour contrepoids. (Bravo
! bravo !).
Ceci,
Messieurs, je le répète, est l'idéal
de la question.
Ne vous en troublez pas, nous ne sommes pas près d'y
atteindre,
car la solution du problème contient une question
financière
considérable, comme tous les problèmes sociaux du
temps présent.
Messieurs,
cet idéal, il était nécessaire de
l'indiquer, car
il faut toujours dire où l'on tend ; il offre d'innombrables
points
de vue, mais l'heure n'est pas venue de le développer. Je
ménage
les instants de l'Assemblée, et j'aborde
immédiatement la
question dans sa réalité positive actuelle. Je la
prends
où elle en est aujourd'hui, au point relatif de
maturité
où les événements d'une part, et
d'autre part la raison
publique l’ont amenée.
A ce
point de vue restreint, mais pratique, de la situation actuelle je
veux,
je le déclare, la liberté de l'enseignement ;
mais je veux
la surveillance de l'État, et comme je veux cette
surveillance effective,
je veux l'État laïque, purement laïque,
exclusivement
laïque. L'honorable M. Guizot l'a dit avant moi, en
matière
d'enseignement, l'État n'est pas et, ne peut pas
être autre
chose que laïque.
Je
veux, dis-je, la liberté de l'enseignement sous la
surveillance
de l'État, et je n'admets, pour personnifier
l'État dans
cette surveillance si délicate et si difficile, qui exige le
concours
de toutes les forces vives du pays, que des hommes appartenant sans
doute
aux carrières les plus graves mais n'ayant aucun
intérêt,
soit de conscience, soit de politique, distinct de l'unité
nationale. (Très-bien
! à gauche.) C'est vous
dire que je n'introduis,
soit dans le conseil supérieur de surveillance, ni
évêques,
ni délégués
d’évêques. J’entends
maintenir,
quant à moi, et au besoin faire plus profonde que jamais,
cette
antique et salutaire séparation de
l’Église et de l’État,
qui était la sagesse de nos pères, et cela dans
l’intérêt
de l’Église comme dans
l’intérêt de l’État.
(Applaudissements.)
Je
viens de vous dire ce que je voudrais ; maintenant, voici ce que je ne
veux pas :
Je
ne veux pas de la loi qu'on vous apporte.
Pourquoi
?
Messieurs,
cette loi est une arme.
Une
arme n'est rien par elle-même ; elle n'existe que par la main
qui
la saisit.
Or
quelle est la main qui se saisira de cette loi ?
Là
est toute la question. (Mouvement.)
Messieurs,
c'est la main du parti clérical. (C'est vrai !)
Messieurs,
je redoute cette main ; je veux briser l'arme, je repousse le projet. (Très-bien
! très-bien !)
Cela
dit, j'entre dans la discussion.
J'aborde
tout de suite, et de front, une objection qu'on fait aux opposants
placés
à mon point de vue, la seule objection qui ait une apparence
de
gravité.
0n
nous dit : Vous excluez le clergé du conseil de surveillance
de
l'État ; vous voulez donc proscrire l'enseignement religieux
?
Messieurs,
je m'explique. Jamais on, ne se méprendra, par ma faute, ni
sur
ce que je dis, ni sur ce que je pense.
Loin
que je veuille proscrire l'enseignement religieux, entendez-vous bien ?
il est, selon moi, plus nécessaire aujourd'hui que jamais.
Plus
l'homme grandit, plus il doit croire. Plus il approche de Dieu, mieux
il
doit voir Dieu. (Mouvement.)
Il
y a un malheur dans notre temps, je dirais presque il n'y a qu'un
malheur,
c'est une certaine tendance à tout mettre dans cette vie. (Sensation.)
En donnant à l'homme pour fin et pour but la vie terrestre
et matérielle,
on aggrave toutes les misères par la négation qui
est au
bout, on ajoute à l'accablement des malheureux le poids
insupportable
du néant ; et de ce qui n'était que la
souffrance, c'est-à-dire
la loi de Dieu, on fait le désespoir,
c'est-à-dire la loi
de l'enfer. (Long mouvement.)
De là
de profondes convulsions sociales. (Oui ! oui !)
Certes
je suis de ceux qui veulent, et personne n'en doute dans cette
enceinte,
je suis de ceux qui veulent, je ne dis pas avec
sincérité,
le mot est trop faible, je veux avec une inexprimable ardeur, et par
tous
les moyens possibles, améliorer dans cette vie le sort
matériel
de ceux qui souffrent ; mais la première des
améliorations,
c'est de leur donner l'espérance. (Bravo !
à droite.)
Combien s'amoindrissent nos misères quand il s'y
mêle une
espérance infinie ! (Très-bien !
très-bien
!)
Notre
devoir à tous, qui que nous soyons, les
législateurs comme
les évêques, les prêtres comme les
écrivains
; c'est de répandre, c'est de prodiguer, sous toutes les
formes,
toute l'énergie sociale pour combattre et
détruire la misère (bravo
! à gauche) et en
même temps de faire
lever toutes les têtes vers le ciel (bravo !
à droite),
de diriger toutes les âmes, de tourner toutes les attentes
vers une
vie ultérieure où justice sera faite et
où justice
sera rendue. Disons-le bien haut, personne n'aura injustement ni
inutilement
souffert. La mort est une restitution. (Très-bien !
à
droite. - mouvement.)
La
loi du monde matériel, c'est l'équilibre ; la loi
du monde
moral, c'est l'équité. Dieu se retrouve
à la fin de
tout. Ne l'oublions pas, et enseignons-le à tous, il n'y
aurait
aucune dignité à vivre, et cela n'en vaudrait pas
la peine,
si nous devions mourir tout entiers : ce qui allège le
labeur, ce
qui sanctifie le travail, ce qui rend l'homme fort, bon, sage, patient,
bienveillant, juste, à la fois humble et grand, digne de
l'intelligence,
digne de la liberté, c'est d'avoir devant soi la
perpétuelle
vision d'un monde meilleur rayonnant à travers les
ténèbres
de cette vie. (Vive approbation.)
Quant
à moi, puisque le hasard veut que ce soit moi qui parle en
ce moment
et met de si graves paroles dans une bouche de peu
d'autorité, qu'il
me soit permis de le dire ici et de le déclarer, je 1e
proclame
du haut de cette tribune, j'y crois profondément
à ce monde
meilleur ; il est pour moi bien plus réel que cette
misérable
chimère que nous dévorons et que nous appelons la
vie ; il
est sans cesse devant nos yeux ; j'y crois de toutes les puissances de
ma conviction, et après bien des luttes, bien des
études
et bien des épreuves, il est la suprême certitude
de ma raison
comme il est la suprême consolation de mon âme. (profonde
sensation.)
Je
veux donc, je veux sincèrement, fermement, ardemment,
l'enseignement
religieux, mais je veux l'enseignement religieux de
l'Église, et
non l'enseignement religieux d'un parti. Je le veux sincère
et non
hypocrite. (Bravo ! bravo !)
Je le veux ayant
pour but le ciel et non la terre. (Mouvement.) Je
ne veux pas qu'une chaire envahisse l'autre ; je ne veux pas
mêler
le prêtre au professeur. Ou si je consens à ce
mélange,
moi législateur, je le surveille, j'ouvre sur les
séminaires
et sur les congrégations enseignantes l'œil de
l'État, et,
j'insiste, de l'État laïque, jaloux uniquement de
sa grandeur
et de son unité.
Jusqu'au
jour, que j'appelle de tous mes vœux, où la
liberté complète
d'enseignement pourra être proclamée, et en
commençant
je vous ai dit à quelles conditions, jusqu'à ce
jour-là,
je veux l'enseignement de l'Église en dedans de
l'Église
et non dehors. Surtout je considère comme une
dérision de
faire surveiller, au nom de l'État, par le clergé
l'enseignement
du clergé. En un mot, je veux, je le
répète, ce que
voulaient nos pères, l'Église chez elle et
l'État
chez lui. (Très bien !)
L'Assemblée
voit déjà clairement pourquoi je repousse le
projet de loi
: mais j'achève de m'expliquer.
Messieurs,
comme je vous l'indiquais tout à l'heure, ce projet est
quelque
chose de plus, de pire, si vous voulez, qu'une loi politique, c'est une
loi stratégique. (Chuchotements.)
Je
m'adresse, non certes, au vénérable
évêque de
Langres, non à quelque personne que ce soit dans cette
enceinte,
mais au parti qui a, sinon rédigé du moins
inspiré
le projet de loi, à ce parti à la fois
éteint et ardent,
au parti clérical. Je ne sais pas s'il est dans le
gouvernement,
je ne sais pas s'il est dans l'Assemblée (mouvement)
; mais je le sens un lieu partout. (Nouveau mouvement.)
Il a l'oreille fine, il m'entendra. (On rit.)
Je m'adresse donc au parti clérical, et je lui dis : Cette
loi est
votre loi. Tenez, franchement, je me défie de vous.
Instruire, c'est
construire. (Sensation.)
Je me défie
de ce que vous construisez. (Très-bien !
très-bien
!)
Je
ne veux pas vous confier l'enseignement de la jeunesse, l'âme
des
enfants, le développement des intelligences neuves qui
s'ouvrent
à la vie, (les générations nouvelles,
c'est-à-dire
l'avenir de la France. Je ne veux pas vous confier l'avenir de la
France,
parce que vous le confier, ce serait vous le livrer. (Mouvement.)
Il
ne me suffit pas que les générations nouvelles
nous succèdent,
j'entends qu'elles nous continuent. Voilà pourquoi je ne
veux ni
de votre main, ni de votre souffle sur elles. Je ne veux pas que ce qui
a été fait par nos pères soit
défait par vous
! (Très-bien !)
Après cette
gloire, je ne veux pas de cette honte. (Mouvement
prolongé.)
Votre
loi est une loi qui a un masque. (Bravo!)
Elle
dit une chose et elle en ferait une autre. C'est une pensée
d'asservissement
qui prend les allures de la liberté. C'est une confiscation
intitulée
donation. Je n'en veux pas. (Applaudissements
à gauche.)
C'est
votre habitude. Quand vous forgez une chaîne, vous dites :
Voici
une liberté ! quand vous faites une proscription, vous criez
: Voilà
une amnistie ! (Nouveaux applaudissements.)
Ah
! je ne vous confonds pas avec l'Église, pas plus que ne
confonds
le gui avec le chêne. (Très-bien !)
Vous êtes les parasites de l'Église, vous
êtes la maladie
de l'Église. (On rit.)
Ignace
est l'ennemi de Jésus. (Vive approbation
à gauche.)
Vous êtes, non les croyants, mais les sectaires d'une
religion que
vous ne comprenez pas. Vous êtes les metteurs en
scène de
la sainteté. Ne mêlez pas l'Église
à vos affaires,
à vos combinaisons, à vos stratégies,
à vos
doctrines, à vos ambitions. Ne l'appelez pas votre
mère pour
en faire votre servante. (Profonde sensation.)
Ne la tourmentez pas sous le prétexte de lui apprendre la
politique
; surtout ne l'identifiez pas avec vous. Voyez le tort que vous lui
faites
! M. 1'évêque de Langres vous l'a dit. (On
rit.)
Voyez
comme elle dépérit depuis qu'elle vous a ! Vous
vous faites
si peu aimer que vous finiriez par la faire haïr ! En
vérité,
je vous le dis (on rit),
elle se passera fort
bien de vous. Laissez-la en repos. Quand vous n'y serez plus, on y
reviendra.
Laissez-la, cette vénérable Église
cette vénérable
mère, dans sa solitude, dans son abnégation, dans
son humilité.
Tout cela compose sa grandeur ! Sa solitude lui attirera la foule ; son
abnégation est sa puissance, son humilité et sa
majesté. (Vive
adhésion.)
Vous
parlez d'enseignement religieux ! Savez-vous quel est le
véritable
enseignement religieux, celui devant lequel il faut se prosterner,
celui
qu'il ne faut pas troubler ? C'est la sœur de
charité au chevet
du mourant. C'est le frère de la Merci rachetant l'esclave.
C'est
Vincent de Paul ramassant l'enfant trouvé. C'est
l'évêque
de Marseille au milieu des pestiférés. C'est
l'archevêque
de Paris abordant avec un sourire ce formidable faubourg Saint-Antoine,
levant son crucifix au-dessus de la guerre civile, et
s'inquiétant
peu de recevoir la mort pourvu qu'il apporte la paix. (Bravo
!)
Voilà le véritable enseignement religieux,
l'enseignement
religieux réel, profond, efficace et populaire, celui qui,
heureusement
pour la religion et l'humanité, fait encore plus de
chrétiens
que vous n'en défaites ! (Longs
applaudissements à
gauche.)
Ah
! nous vous connaissons ! nous connaissons le parti
clérical. C'est
un vieux parti qui a des états de services. (On
rit.)
C'est lui qui monte la garde à la porte de l'orthodoxie. (On
rit.) C'est lui qui a
trouvé pour la vérité
ces deux étais merveilleux, 1'ignorance et l'erreur. C'est
lui qui
fait défense à la science et au génie
d'aller au-delà
du missel et qui veut cloîtrer la pensée dans le
dogme. Tous
les pas qu'a faits l'intelligence de l'Europe, elle les a faits
malgré
lui. Son histoire est écrite dans l'histoire du
progrès humain,
mais elle est écrite au verso. (Sensation.)
Il s'est opposé à tout. (On rit.)
C'est
lui qui a fait battre de verges Prinelli pour avoir dit que les
étoiles
ne tomberaient pas. C'est lui qui a appliqué Campanella sept
fois
à la question pour avoir affirmé que le nombre
des mondes
était infini et entrevu le secret de la création.
C'est lui
qui a persécuté Harvey pour avoir
prouvé que le sang
circulait. De par Josué, il a enfermé
Galilée ; de
par saint Paul, il a emprisonné Christophe Colomb. (Sensation.)
Découvrir la loi du ciel, c'était une
impiété
; trouver un monde, c'était une
hérésie. (Très-bien
! très-bien !) C'est lui
qui a anathématisé
Pascal au nom de la religion, Montaigne au nom de la morale,
Molière
au nom de la morale et de la religion. (Très-bien
! très-bien
!) Oh ! oui certes, qui que vous
soyez, qui vous
appelez le parti catholique et qui êtes le parti
clérical,
nous vous connaissons. Voilà longtemps
déjà que la
conscience humaine se révolte contre vous et vous demande :
qu'est-ce
que vous me, voulez ? Voilà longtemps
déjà que vous
essayez de mettre un bâillon à l'esprit humain ! (Acclamations
à gauche.)
Et
vous voulez être les maîtres de l'enseignement ! Et
il n'y
a pas un poète, pas un écrivain, pas un
philosophe, pas un
penseur que vous acceptiez ! Et tout ce qui a été
écrit,
trouvé, rêvé, déduit,
illuminé, imaginé,
inventé par les génies, le trésor de
la civilisation,
l'héritage séculaire des
générations, le patrimoine
commun des intelligences, vous le rejetez ! Si le cerveau de
l'humanité
était là devant vos yeux à votre
discrétion,
ouvert comme la page d'un livre, vous y feriez des ratures (Oui
! oui !) convenez-en ! (Mouvement
prolongé.)
Enfin,
il y a un livre, un livre qui semble d'un bout à l'autre une
émanation
supérieure, un livre qui est pour l'univers ce que le Koran
est
pour l'islamisme, ce que les Védas sont pour l'Inde, un
livre qui
contient toute la sagesse humaine éclairée par
toute la sagesse
divine, un livre que la vénération des peuples
appelle le
livre, la Bible ! Eh bien ! votre censure a monté
jusque-là
! Chose inouïe ! des papes ont proscrit la Bible ! Quel
étonnement
pour les esprits sage, quelle épouvante pour les
cœurs simples,
de voir l'index de Rome posé sur le livre de Dieu ! (Vive
adhésion à gauche.)
Et
vous réclamez la liberté d'enseigner ! Tenez,
soyons sincères
entendons-nous sur la liberté que vous réclamez :
c'est la
liberté de ne pas enseigner. (Applaudissements
à gauche.
– Vive réclamation à droite.)
Ah
! vous voulez qu'on vous donne des peuples à instruire !
Fort bien.
– Voyons vos élèves. Voyons vos
produits. (On rit.)
Qu'est-ce que vous avez fait de l'Italie ? Qu'est-ce que vous avez fait
de l'Espagne ? Depuis des siècles vous tenez dans vos mains,
à
votre discrétion, à votre école, sous
votre férule,
ces deux grandes nations, illustres parmi les illustres ; qu'en
avez-vous
fait ? (Mouvement.)
Je
vais vous le dire. Grâce à vous, l'Italie, dont
aucun homme
qui pense ne peut plus prononcer le nom qu'avec une inexprimable
douleur
filiale, l'Italie, cette mère des génies et des
nations,
qui a répandu sur l'univers toutes les plus
éblouissantes
merveilles de la poésie et des arts, l'Italie, qui a appris
à
lire au genre humain, l'Italie aujourd'hui ne sait pas lire ! (Profonde
sensation.)
Oui,
l'Italie est de tous les États de l'Europe celui
où il y
a le moins de natifs sachant lire ! (Réclamations
à
droite. Cris violents.)
L'Espagne,
magnifiquement dotée, l'Espagne, qui avait reçu
des Romains
sa première civilisation, des Arabes sa seconde
civilisation, de
la Providence, et malgré vous, un monde,
l'Amérique, l'Espagne
a perdu, grâce à vous, grâce
à votre joug d'abrutissement,
qui est un joug de dégradation et d'amoindrissement (Applaudissement
à gauche), l'Espagne a
perdu ce secret de
la puissance qu'elle tenait des romains, ce génie des arts
qu'elle
tenait des Arabes, ce monde qu'elle tenait de Dieu et en
échange
de tout ce que vous lui avez fait perdre, elle a reçu de
vous l'Inquisition (Mouvement.)
.
L'Inquisition,
que certains hommes du parti essaient aujourd'hui de
réhabiliter
avec une timidité pudique dont je les honore. (Longue
hilarité
à gauche. – Réclamations à
droite.)
L'Inquisition, qui a brûlé sur le bûcher
cinq millions
d'hommes ! (Dénégations
à droite).
Lisez l'histoire ! L'inquisition, qui exhumait les morts pour les
brûler
comme hérétiques. (C'est vrai !) Témoins
Urgel et Arnauld, comte de Forcalquier. L'Inquisition, qui
déclarait
les enfants des hérétiques, jusqu'à la
deuxième
génération, infâmes et incapables
d'aucuns honneurs
publics, ce exceptant seulement, ce sont les propres termes des
arrêts, ceux
qui auraient dénoncer leur père. (Long
mouvement).
L'Inquisition, qui, à 1'heure où je parle, tient
encore dans
la bibliothèque vaticane les manuscrits de
Galilée, clos
et scellés sous le scellé de l'index. (Agitation.)
Il est vrai que, pour consoler l'Espagne de ce que vous lui
ôtiez
et de ce que vous lui donniez, vous l'avez surnommée : la
Catholique
! ( Rumeurs à droite.)
Ah
! savez-vous ? vous avez arraché à l'un de ses
plus grands
hommes ce cri douloureux qui vous accuse : « J'aime mieux
qu'elle
soit la grande que la catholique ! » (Cris
à droite.
– Longue interruption. – plusieurs membres
interpellent violemment l'orateur.)
Voilà
vos chefs-d’œuvre ! Ce foyer qu'on appelait
l'Italie, vous l'avez éteint.
Ce colosse qu'on appelait l'Espagne, vous l'avez miné. L'une
est
en cendre, l'autre est en ruine. Voila ce que vous avez fait de deux
grands
peuples. Qu'est-ce que vous voulez faire de la France ? (Mouvement
prolongé.)
Tenez,
vous venez de Rome : je vous fais compliment. Vous avez eu
là un
beau succès ! (Rires et bravos à
gauche.)
Vous venez de bâillonner le peuple romain ; maintenant vous
voulez
bâillonner le peuple français. Je comprends : cela
est encore
plus beau, cela tente ; seulement, prenez garde c'est
malaisé celui-ci
est un lion tout à fait vivant. (Agitation.)
A qui
en voulez-vous donc ? Je vais vous le dire : vous en voulez
à la
raison humaine. Pourquoi ? Parce qu'elle fait le jour. (Oui
! Oui
! - Non ! Non !)
Oui,
voulez-vous que je vous dise ce qui vous importune ? C'est cette
énorme
quantité de lumière libre que la France
dégage depuis
trois siècles, lumière toute faite de raison,
lumière
aujourd'hui plus éclatante que jamais, lumière
qui fait de
la nation française la nation éclairante, de
telle sorte
qu'on aperçoit la clarté de la France sur la face
de tous
les peuples de l'univers. (Sensation.) Eh
bien, cette clarté de la France, cette lumière
libre, cette
lumière directe, cette lumière qui ne vient pas
de Rome,
qui vient de Dieu, voilà ce que vous voulez
éteindre ! (C'est
vrai !) Voilà ce que nous
voulons conserver
! (Oui ! oui ! – Bravos à gauche.)
Je
repousse votre loi. Je la repousse parce qu'elle confisque
l'enseignement
primaire, parce qu'elle dégrade l'enseignement secondaire,
parce
qu'elle abaisse le niveau de la science, parce qu'elle diminue mon
pays. (Sensation.)
Je
la repousse, parce que je suis un de ceux qui ont un serrement de
cœur
et la rougeur au front toutes les fois que la France subit, par une
cause
quelconque, une diminution, que ce soit une diminution de territoire,
comme
par les traités de 1815, ou une diminution de grandeur
intellectuelle
comme par votre loi ! (Vifs applaudissements à
gauche.)
Messieurs,
avant de terminer, permettez-moi d'adresser ici, du haut de la tribune
au parti clérical, au parti qui nous envahit (écoutez
! écoutez !), un conseil
sérieux. (Rumeurs
à droite.)
Ce
n'est pas l'habileté qui lui manque. Quand les circonstances
l'aident,
il est fort, très-fort, trop fort ! (Mouvement.) Il
sait l'art de maintenir une nation dans un état mixte et
lamentable
qui n'est pas la mort, mais qui n'est plus la vie. (C'est
vrai !)
Il appelle cela gouverner. (Rires.)
C'est
le gouvernement par la léthargie. (On rit.)
Mais qu'il y prenne garde, rien de pareil ne convient à la
France.
C'est un jeu redoutable que de lui laisser entrevoir, seulement
entrevoir,
à cette France, l'idéal que voici : la sacristie
souveraine,
la liberté trahie, l'intelligence vaincue et
liée, les livres
déchirés, le prône
remplaçant la presse, la
nuit faite dans les esprits par l'ombre des soutanes, et les
génies
mâtés par les bedeaux ! (Acclamations
à gauche.)
C'est
vrai, le parti clérical est habile ; mais cela ne
l'empêche
pas d'être naïf. (Hilarité.)
Quoi ! il redoute le socialisme ! Quoi ! il voit monter le flot,
à
ce qu'il dit, et il lui oppose, à ce flot qui monte, je ne
sais
quel obstacle à claire-voie ! Il voit monter le flot, et il
s'imagine
que la société sera sauvée parce qu'il
aura combiné,
pour la défendre, les hypocrisies sociales avec les
résistances
matérielles, et qu'il aura mis un jésuite partout
où
il n'y a pas un gendarme ! (Rires et applaudissements.)
Quelle pitié !
Je
le répète, qu'il y prenne garde, le
dix-neuvième siècle
lui est contraire ; qu'il ne s'obstine pas, qu'il renonce à
maîtriser
cette grande époque pleine d'instincts profonds et nouveaux,
sinon
il ne réussira qu'à la courroucer, il
développera
imprudemment le côté redoutable de notre temps, et
il fera
surgir des éventualités terribles. Oui, avec ce
système
qui fait sortir, j'y insiste, l'éducation de la sacristie et
le
gouvernement du confessionnal !...
(Longue
interruption. Cris
: à l'ordre ! Plusieurs membres de la droite se
lèvent. M.
le président et M. Victor Hugo échangent un
colloque qui
ne parvient pas jusqu'à nous. Violent tumulte.)
L'orateur
reprend, en se
tournant vers la droite : Messieurs
vous voulez beaucoup,
dites-vous, la liberté d'enseignement ; tâchez de
vouloir
un peu 1a liberté de la tribune. (On rit. Le
bruit s'apaise.)
L'orateur continue : Avec ces
doctrines qu'une logique
inflexible et fatale entraîne malgré les hommes
eux-mêmes
et féconde pour le mal, avec ces doctrines qui font horreur
quand
on les regarde dans l'histoire ! ... (Nouveaux cris :
à l'ordre
!)
L'orateur
s'interrompant
: Messieurs, le parti
clérical, je vous l'ai
dit, nous envahit. Je le combats, et au moment où ce parti
se présente
la loi à la main, c'est mon droit de législateur
d'examiner
cette loi et d'examiner ce parti. Vous ne m'empêcherez pas de
le
faire ! (Très-bien !)
Je continue :
Oui,
avec ce système-là, cette doctrine-là
et cette histoire-là,
que le parti clérical le sache, partout où il
sera, il engendrera
des révolutions ; partout, pour éviter
Torquemada, on se
jettera dans Robespierre. (Sensation.)
Voilà
ce qui fait du parti qui s'intitule parti catholique un
sérieux
danger public. Et ceux qui, comme moi, redoutent également
pour
les nations le bouleversement anarchique et l'assouplissement
sacerdotal,
jettent le cri d'alarme pendant qu'on y songe bien ! (Rumeurs
à
droite.)
Vous
m'interrompez. Les cris et les murmures couvrent ma voix. Messieurs, je
vous parle, non en agitateur, mais en honnête homme ! (Ecoutez
! écoutez !) Ah
ça, Messieurs, est-ce
que je vous serais suspect, par hasard ?
CRIS
A DROITE. – Oui ! Oui
!
M.
Victor Hugo. --
Quoi ! je vous suis suspect ! Vous le dites ?
CRIS
A DROITE. – Oui
! oui !
(Tumulte
inexprimable. Une
partie de la droite se lève et interpelle l'orateur,
impassible
à la tribune.)
Eh
bien ! sur ce point, il faut s'expliquer. (Le silence se
rétablit.)
C'est, en quelque sorte, un fait personnel. Vous écouterez,
je le
pense, une explication que vous avez provoqué
vous-mêmes.
Ah ! je vous suis suspect ! Et de quoi ? Je vous suis suspect ! Mais,
l'an
dernier, je défendais l'ordre en péril, comme je
défends
aujourd’hui la liberté menacée ! comme
je défendrai
l'ordre demain, si le danger revient de ce
côté-là. (Mouvement.)
Je
vous suis suspect ! Mais vous étais-je suspect quand
j'accomplissais
mon mandat de représentant de Paris, en prévenant
l'effusion
du sang dans les barricades de juin ? (Bravos
à gauche. Nouveaux
cris, à droite. Le tumulte recommence.)
L'orateur
reprend :
Eh
bien ! vous ne voulez même pas entendre une voix qui
défend
résolument la liberté ! Si je vous suis suspect,
vous me
l'êtes aussi. Entre nous le pays jugera ! (Très-bien
! très-bien !)
Messieurs,
un dernier mot. Je suis peut-être un de ceux qui ont eu le
bonheur
de rendre à la cause de l'ordre, dans les temps difficiles,
dans
un passé récent, quelques services obscurs. Ces
services,
on a pu les oublier ; je ne les rappelle pas. Mais au moment
où
je parle, j'ai le droit de m'y appuyer. (Non ! non ! - Si
! si !)
Eh
bien ! appuyé sur ce passé, je le
déclare, dans ma
conviction, ce qu'il faut à la France, c'est l'ordre, mais
l'ordre
vivant, qui est le progrès ; c'est l'ordre tel qu'il
résulte
de la croissance normale, paisible, naturelle du peuple ; c'est l'ordre
se faisait à la fois dans les faits et dans les
idées par
le plein rayonnement de l'intelligence nationale. C'est tout le
contraire
de votre loi ! (Vive adhésion à
gauche.)
Je
suis de ceux qui veulent pour ce noble pays la liberté et
non la
compression, la croissance continue et non l'amoindrissement, la
puissance
et non la servitude, la grandeur et non le néant ! (Bravo
! à gauche.). Quoi
voilà les lois que
vous nous apportez ! Quoi vous gouvernants, vous
législateurs, vous
voulez-vous arrêter ! vous voulez arrêter la France
! Vous
voulez pétrifier la pensée humaine,
étouffer le flambeau
divin, matérialiser l'esprit ! (Oui ! oui ! -
Non ! non !)
Mais vous ne voyez donc pas les éléments
mêmes du temps
où vous êtes ! Mais vous êtes donc dans
votre siècle
comme des étrangers ! (Profonde sensation.)
Quoi
! c'est dans ce siècle, dans ce grand siècle des
nouveautés,
des événements, des découvertes, des
conquêtes,
que vous rêvez l'immobilité ! (Très-bien
!)
C'est dans le siècle de l'espérance que vous
proclamez le
désespoir ! (Bravo !)
Quoi ! vous jetez
à terre, comme des hommes de peine fatigués, la
gloire, la
pensée, l'intelligence, le progrès, l'avenir, et
vous dites
: c'est assez ! n'allons pas plus loin ; arrêtons-nous ! (Dénégations
à droite.) Mais vous ne
voyez donc pas que
tout va, vient, se meut, s'accroît, se transforme et se
renouvelle
autour de vous, au-dessus de vous, au-dessous de vous ! (Mouvement.)
Ah
! vous voulez vous arrêter et nous arrêter ! Eh
bien ! je vous
le répète avec une profonde douleur, moi qui hais
les catastrophes
et les écroulements, je vous avertis la mort dans
l'âme (on
rit à droite), vous ne
voulez pas du progrès
? vous aurez les révolutions ! (Profonde
agitation.)
Aux hommes assez insensés pour dire : l'humanité
ne marchera
pas, Dieu répond par la terre qui tremble ! (Longs
applaudissements
à gauche.)
L'orateur,
descendant de
la tribune, est entouré par une foule de membres qui le
félicitent.
L'Assemblée se sépare en proie à une
vive émotion.
source : Union
rationaliste 44
A comparer
avec Montalembert
:
"On
ne saurait le nier, la jeunesse est élevée contre
la société
et contre nous. L'éducation publique telle qu'on la donne en
France
fomente une foule innombrable d'ambitions, de vanités et de
cupidités
(...).
Et
d'où vient cette infirmité cruelle de notre
époque
? Elle vient de ce qu'on tue, dans l'éducation publique, le
sentiment
du respect de l'autorité, de l'autorité de Dieu
d'abord (...),
le respect du père, c'est-à-dire de la famille,
et enfin
le respect du pouvoir ou de l'État. Et bien, nous venons
proposer
le remède à cet état de choses ; ce
remède,
c'est de faire rentrer la religion dans l'éducation par la
liberté
(...). Qui donc défend l'ordre et la
propriété
dans nos campagnes ? Est-ce l'instituteur ? il faut bien le dire, c'est
le curé."
Duc
de Montalembert, Discours à l'Assemblée
législative,
17 janvier 1850.
source
: http://hypo.ge-dip.etat-ge.ch/www/cliotexte/html/france.1849.html