Wikipédia
en
débats sur le web "Can
History be Open Source ? - L’histoire
peut-elle être
" open-source " ? Les historiens et Wikipedia
L’histoire est un métier profondément individualiste. Les travaux signés d’une seule personne sont la règle dans la profession : à peine 6% des 32 000 travaux recensés par cette revue depuis 2000 dans son guide bibliographique " Travaux récents " ("Recent scholarship") ont été signés par plus d’une personne. Les travaux comptant trois auteurs ou plus, fréquents dans les sciences, sont encore plus rares : moins de 500 (soit moins de 2%). 1 Cet individualisme qui caractérise la recherche en histoire est aussi très possessif. Afin de travailler honnêtement, et éviter les accusations de plagiat, nous autres historiens devons attribuer idées et expressions à ceux qui les ont émises. On nous apprend ainsi à citer " l’interprétation que fait Richard Hofstadter du Progressisme comme tributaire du statut social "2 . Et l’utilisation de plus d’un certain nombre de mots de Hofstadter oblige à envoyer un chèque à ses ayants droit. Mélanger sa prose personnelle à celle de Hofstadter serait donc une violation à la fois du droit d’auteur et des normes qui régissent notre profession. Il est donc presque impossible d’envisager dans notre culture professionnelle des travaux historiques dénués de propriétaire, effectués par une multitude d’auteurs anonymes. C’est pourtant la définition exacte de Wikipedia, encyclopédie en ligne qui contient trois millions d’articles, dont un tiers en anglais. L’histoire est sans doute la catégorie qui en regroupe le plus grand nombre. Wikipedia est totalement libre, ce qui signifie non seulement que tout le monde peut y accéder (possibilité que n’offrent pas les revues scientifiques en ligne, comme JSTOR, organisation à but non lucratif compilant des archives de revues savantes, qui exige un abonnement onéreux de la part des organismes de recherche), mais surtout que tout le monde est libre d’utiliser ce qu’il y trouve. On a le droit d’utiliser l’article de Wikipedia sur Franklin D. Roosevelt et de le mettre sur son propre site Web, d’en distribuer des photocopies à ses étudiants ou de l’inclure dans un livre, tout ceci à une seule condition : tout comme le droit de l’utiliser est absolu, il est interdit d’en empêcher la réutilisation. Wikipedia n’a pas d’" auteurs " au sens traditionnel, dans la mesure ou des dizaines de milliers de personnes y participent, sans même tirer la gloire de voir leur nom apposé au bas des articles. Ainsi, celui sur Roosevelt, qui a subi plus d’un millier de modifications, est le fruit de plus quatre années d’efforts de plus de cinq cents personnes. Cette liberté et cette coopération extraordinaires font de Wikipedia l’exemple le plus frappant de l’application des principes du mouvement FLOSS (Free/Libre Open Source Software) non plus aux logiciels, mais à la production de contenus culturels 3 . [Photo]
Malgré ce mode de production et de distribution open source, ou peut-être grâce à lui, Wikipedia est consultée et citée avec une fréquence tout bonnement ahurissante 4 . Wikipedia reçoit plus d’un million de visites chaque jour ce qui, selon le classement effectué par Alexa (entreprise mesurant le trafic Web sur les sites), la situe en huitième position, loin devant les sites du New York Times (50e), de la bibliothèque du Congrès (1 175e) et de l’Encyclopedia Britannica (2 952e). En moins de cinq ans, Wikipedia est peut-être bien devenue la plus grande source de travaux historiques accessibles en ligne, celle contenant les travaux les plus lus depuis l’apparition du numérique et la ressource libre d’accès d’Internet ayant le plus d’importance/ la plus essentielle/ayant le plus grand impact. Elle a reçu les louanges les plus enthousiastes (" L’une des évolutions les plus fascinantes de l’âge du numérique ", un " exemple incroyable de collaboration intellectuelle open source ".) comme les critiques les plus acerbes (" une " encyclopédie basée sur la foi [que les articles iront en s’améliorant jusqu’à atteindre un haut degré de perfection] ", " au mieux, une vaste blague ".) C’est en tout cas une œuvre basée sur le volontariat et le bénévolat (en septembre 2005, Wikipedia ne comptait que deux employés salariés à plein temps) et c’est certainement un phénomène qui mérite que les historiens s’y attardent. Cet article entend donc répondre à quelques questions simples sur l’histoire de Wikipedia. Comment s’est-elle développée ? Comment fonctionne-t-elle ? Que valent les articles historiques ? Quelles sont les implications potentielles pour nous, chercheurs, enseignants, chargés de la transmission du savoir sur le passé auprès du grand public ? L’étude de Wikipedia est d’une difficulté aussi croissante qu’exaspérante car l’encyclopédie évolue en permanence, si bien que ce que j’écris à son sujet pourrait fort bien être obsolète lorsque ces lignes paraîtront. Son ampleur apporte une difficulté supplémentaire. Je ne peux affirmer avoir lu les 500 millions de mots contenus dans la base de données, ni même tous les articles (pas moins de la moitié du total) qu’on pourrait considérer comme appartenant à la catégorie " histoire " 5. Cet article n’est qu’une étude préliminaire et très partielle d’un chantier en perpétuelle évolution, mais qui, selon moi, a des implications fondamentales pour notre pratique d’historiens. * Les origines de
Wikipédia [Photo] Dans Nupedia, Sanger voulait que des spécialistes écrivent et vérifient soigneusement les articles, mais du fait notamment de cette contrainte, seule une vingtaine d’articles furent publiés au cours des 18 premiers mois. Au début du mois de janvier 2001, alors que Sanger cherchait un moyen de permettre à des contributeurs n’ayant pas pignon sur rue de participer à Nupedia, un de ses amis, programmeur informatique, lui parla du logiciel WikiWikiWeb, mis au point par le programmeur Ward Cunningham au milieu des années 90, qui simplifiait la création et la modification de pages Web : pas besoin de codage html (initiales de Hyper Text Markup Language) ni de connexion à un serveur. (Le nom, choisi par Cunningham, vient de wikiwiki, mot hawaïen signifiant " rapide " ou " informel ".) Sanger se dit alors que les contributeurs pourraient écrire pour Nupedia des contenus qui seraient relus, modifiés et approuvés par ses spécialistes. Mais les éditeurs de Nupedia se montrèrent réticents vis-à-vis du projet, si bien que dès la mi-janvier, Sanger et Wales l’avaient rebaptisé " Wikipedia " et avaient créé leur propre domaine Internet. 7 Très vite, la petite bête mangea la grosse. En moins d’un mois, Wikipedia comptait un millier d’articles. Au bout d’un an, il y en avait 20 000, au bout de deux ans, 100 000 rien qu’en anglais. (A cette époque, Wikipedia avait fait des petits dans d’autres langues. Elles sont aujourd’hui 185, allant de l’abkhaze au zoulou, en passant par le klingon. C’est l’allemand qui compte le plus d’articles après l’anglais). Mais Sanger ne profita pas longtemps de cette croissance spectaculaire. Fin 2001, la bulle Internet avait crevé et comme d’autres start-up, Bomis perdait de l’argent et dut licencier. Les investissements publicitaires sur Internet étaient en chute libre et la recherche de nouveaux annonceurs ne permit pas de payer le salaire de Sanger qui perdit sa place en février 2002. Il continua à s’occuper bénévolement du site de façon intermittente, mais mis un terme définitif à sa collaboration en janvier 2003, en raison de la politique laxiste de Wikipedia concernant les fauteurs de trouble et de l’hostilité de l’encyclopédie envers les spécialistes d'un domaine. 8 [Photo] Depuis cette époque, la croissance de Wikipedia s’est accélérée. Le projet comptait près de 500 000 articles lors de son troisième anniversaire (janvier 2004) et dépassa la barre du million neuf mois plus tard. Plus de 55 000 personnes ont effectué au moins dix contributions. 9 Au cours de cette brève histoire, Wikipedia a élaboré une manière de fonctionner basée sur un ensemble de principes qu’il convient d’analyser avant d’entamer toute discussion à propos du traitement de l’Histoire dans Wikipedia. Wikipedia : comment ça marche ? La page contenant les " recommandations et règles " de Wikipedia possède des liens qui renvoient vers des dizaines d’autres pages, dont six pages de " règles générales " (comme par exemple " Faites savoir ce que vous savez ou ce que vous voudriez savoir "), douze de " règles de savoir-vivre " (" Ne mordez pas les nouveaux "), dix-neuf sur l’" édition d’articles " (" Vérifiez vos informations "), neuf sur les " règles de style " (" Evitez les paragraphes d’une phrase ") et cinq de " conventions " (" Conventions sur les titres "). Mais, se rendant compte que personne ne se joindrait au projet si les auteurs potentiels devaient préalablement assimiler autant d’obligations, Wikipedia (j’entends par là l’ensemble des auteurs, éditeurs, administrateurs et programmeurs du site) ajouta fort opportunément la mention suivante : " Vous n’avez pas besoin de lire l’intégralité des règles de Wikipedia pour participer "[Phrase absente de la page française qui, citant J. Wales, affirme qu’elles " ne sont tout simplement pas négociables "!], tout en proposant une initiation sous la forme de " quatre principes de base ". 10 En premier lieu, Wikipedia affirme " être une encyclopédie. Elle n’a pas d’autre ambition ". En sont exclus les essais personnels, les définitions de dictionnaire, les recensions et études critiques, " la propagande et la polémique ", ainsi que la recherche originale. Les historiens trouveront peut-être ce dernier point surprenant car rien n’a plus de valeur pour eux que la recherche originale, mais cela n’a rien d’étonnant pour une encyclopédie créée collectivement. En effet, comment cette collectivité peut-elle certifier la validité d’affirmations qui ne peuvent être vérifiées puisqu’elles émanent de quelqu’un qui déclare : " Voici ce que j’ai découvert pour le compte de ma recherche personnelle " ?11 De ce fait, Wikipedia, à l’instar des encyclopédies dans leur ensemble, résume et rend compte de la connaissance acceptée et classique sur un sujet donné, mais n’innove pas. Une personne dont l’autorité repose sur une recherche originale et approfondie dans un domaine précis ne suscite pas de respect particulier. Ce mépris pour la compétence a contribué à la rupture de L. Sanger vis-à-vis du projet. Le second principe essentiel de Wikipedia, c’est " d’éviter le parti pris ". " Les articles doivent être écrits de façon à ne pas prendre parti pour un point de vue plutôt qu'un autre " et " rendre compte de points de vue divers sur un même sujet de façon factuelle et objective ". Les historiens qui ont appris (ou enseignent) le principe sacré selon lequel " l’histoire objective n’existe pas " dans leurs cours de méthodologie de premier cycle verront ce conseil d’un œil suspect. Mais les Wikipédiens font aussitôt remarquer que cette politique du " point de vue neutre " (en anglais, neutral point of view ou NPOV, sigle répété à l’envi sur les pages de discussion du site) " ne signifie pas qu’il soit possible d’écrire un article à partir d’un point de vue unique, objectif et dénué de parti pris ". Ils expliquent qu’ils préfèrent décrire les polémiques plutôt qu’y prendre part, afin de définir les différentes positions de manière impartiale.12 Evidemment, écrire " sans parti pris ", même selon la définition restreinte de Wikipedia, est, comme le concèdent les " Wikipédiens ", " difficile " car " tous les articles sont écrits par des gens " et " les gens ont par nature des partis pris ". Toutefois, même si la neutralité est un mythe, elle reste un mythe fondateur de Wikipedia, tout comme " l’objectivité ", un " mythe fondateur " de l’histoire en tant que discipline selon l’expression de Peter Novick. Les articles de Wikipedia atteignent rarement le niveau de neutralité souhaité, mais la politique du " point de vue neutre " fournit une base commune de discussion pour les Wikipédiens. Sur les pages " discussion " qui accompagnent chaque article, le sujet de débat le plus fréquent concerne sa neutralité. Les débats prennent parfois une ampleur lassante : l’article sur le génocide arménien, qui s’ouvre par un avertissement explicite (" Ceci est un article sujet à une controverse de neutralité "), s’étend littéralement sur des centaines de pages. 13 Les articles sur des sujets aussi polémiques atteignent rarement le but du fondateur de Wikipédia, Jimmy Wales, qui entendait présenter " les idées et les faits de façon à ce que les partisans et les détracteurs puissent s’accorder ". Mais étonnamment, ceux-ci ne peuvent qu’atteindre " un type d'écriture qui convient à des personnes essentiellement rationnelles, qui peuvent avoir des désaccords sur des points particuliers ". Malheureusement, ce " type d’écriture " mène parfois à une prose sans consistance, comme cette description que l’on trouve dans l’article consacré à l’historien Daniel Pipes, spécialiste de la question israélo-arabe : " C’est un personnage controversé, qui est à la fois encensé et critiqué par les autres commentateurs ". 14 Le troisième
principe essentiel
de Wikipedia est plus simple à observer : " Ne violez pas la loi
sur la propriété intellectuelle ". Tout comme un
étudiant
peut facilement copier des articles de Wikipedia et les inclure dans un
devoir, un auteur peut facilement inclure dans Wikipedia du contenu
copié
à partir de la gigantesque machine à plagiat que
constitue
le Web. Toutefois, cela ne semble pas poser un grand problème
dans
Wikipedia, d’autant que les moteurs de recherche facilitent
grandement
la chasse aux deux types de plagiat. L’élément
suivant est
plus fondamental : " Les articles de Wikipédia sont
publiés
sous les termes de la Licence de documentation libre GNU " (en anglais
: GNU Free Documentation License ou GFDL), utilisée pour des
manuels
et semblable à la Licence publique générale GNU
(en
anglais : GNU General Public Licence ou GPL) utilisée, elle,
dans
les projets de logiciels libres tels que Linux. 15
Autre conséquence de la mise en application des principes institués pour les logiciels libres, les informations disponibles sur Wikipédia peuvent être librement téléchargées, manipulées et leur contenu exploité, chose impossible avec beaucoup d’autres ressources pourtant en accès libre sur Internet (comme sur les sites des journaux, par exemples). Wikipédia peut donc être utilisée différemment. Le Center for History and New Media (CHNM) l’a ainsi intégré à H-Bot, son moteur de recherche d’informations historiques automatisé. Elle pourrait aussi servir de base à des outils permettant d’effectuer une recherche efficace dans un magma de contenu numérique indifférencié, et par exemple, faire la différence entre John D. Rockefeller et son fils, John D. Rockefeller. Ainsi que Daniel J. Cohen l’a avancé, les ressources telles que Wikipédia, " dont l’utilisation est entièrement libre, ont, malgré leurs imperfections, une valeur supérieure à celles dont l’accès ou l’emploi est limité, et ce même si ces dernières sont de meilleure qualité ". On peut donc affirmer que la liberté de réécriture et de manipulation des articles de Wikipédia à des fins différentes est plus importante que la simple liberté d’accès à ces articles. C’est pourquoi les champions du logiciel libre affirment que " libre " renvoie à la " liberté d’expression " plus qu’à la " liberté de se servir ".17 Le quatrième principe essentiel de Wikipedia est " le respect des autres Wikipédiens ". 18 Comme l’appel à l’impartialité, voilà qui est plus facile à dire qu’à faire. Peut-on avoir du respect pour un auteur qui dénature des articles ou attaque les autres ? Comment s’assurer que les articles ne sont pas perpétuellement la cible d’insultes et de vandalisme, alors que WikiWikiWeb permet à quiconque d’écrire ce qu’il veut quand il veut depuis où il veut sur ce qu’il veut ? Au tout début,
Wikipédia
s’est contentée de très peu de règles, en
partie afin
de ne pas décourager les vocations. Au fil du temps, les règles finirent par se multiplier. Mais Wikipédia eut des lois avant d’avoir une police et une justice pour les faire respecter. Sanger et Wales étaient " d’accord, du moins pour commencer, pour n’exclure personne du projet, sauf peut-être dans les cas les plus extrêmes… malgré la présence d’individus difficiles à gérer quasiment dès l’origine ". Sanger eut personnellement de plus en plus de mal à accepter la tolérance de Wikipédia envers les " individus difficiles " (ou " trolls "), car il pensait qu’ils décourageaient " beaucoup de contributeurs de bonne qualité ". Les trolls finirent par user Sanger et le poussèrent à partir. 19 Sanger avait perdu cette bataille, mais il avait peut-être gagné la guerre. Peu à peu, Wikipédia mit au point des mécanismes savants pour gérer les individus difficiles. Ainsi, certaines règles subtiles permettent de suspendre des auteurs de manière temporaire ou définitive pour comportement incorrect. On créa une structure complexe, avec des " administrateurs ", des " bureaucrates ", des " stewards ", des " développeurs " et des conseillers élus, pour contrôler le développement du projet.20 L’idéal demeurait toutefois d’atteindre le consensus, un peu à l’image de la démocratie participative populaire dans les années 60, plutôt qu’imposer une discipline formelle. Le fondateur, Jimmy Wales, surnommé par certains " le roi dieu ", règne néanmoins sur cette polis démocratique et bruyante. La " politique d’exclusion " détaille comment les participants peuvent être éliminés de Wikipedia par le " comité d’arbitrage " ou par les Wikipédiens eux-mêmes suivant " les règles adéquates sanctionnées par la communauté et soutenus par un consensus ". Elle comprend néanmoins l’avertissement suivant : " Jimbo Wales se réserve le droit d’exclure les utilisateurs, et il en a déjà fait usage ". Le pouvoir de J. Wales ne repose pas seulement sur son prestige de fondateur, mais aussi sur sa position à l’intérieur de la structure juridique de l’encyclopédie car, avec deux membres élus et deux de ses associés, il compose le conseil d’administration de cinq membres de Wikimedia Foundation, l’association à but non lucratif qui contrôle Wikipédia. 21 Etonnamment, tout ceci fonctionne bien. Evidemment, Wikipédia peut paraître déroutante et agaçante pour les novices. L’une des critiques fréquentes est que des " fanatiques ou des "tarés", ayant des systèmes de croyance peu scientifiques, marginaux et non-conformistes peuvent facilement exposer leurs opinions, parce que personne n’a le temps ni l’énergie de les combattre et parce qu’ils peuvent être haut placés dans la hiérarchie de la bureaucratie de Wikipédia ". Pourtant, voilà que des milliers de bénévoles éparpillés et qui ne se connaissent pas ont réussi à organiser un projet colossal. Mais il arrive que la démocratie et le consensus ne fonctionnent pas. La communauté Wikipédia doit parfois " bloquer " temporairement des articles polémiques en raison de d’actes de vandalisme et de " guerres d’édition " [sic] au cours lesquelles des articles sont modifiés pour être remodifiés aussitôt etc. Ce fut le cas de l’article consacré au père Charles Coughlin qu’un utilisateur, NYCExpat, voulut obstinément purger de toute référence à l’antisémitisme, pourtant notoire, du prêtre canadien. D’autres articles, en revanche, y compris certains dans lesquels des sympathisants farouches (ceux de Lyndon LaRouche, par exemple) défendent leurs idées, peuvent être modifiés à volonté, tout en étant relativement honnêtes. 22 Wikipédia et l’histoire Wikipedia a créé une communauté de travail qui fonctionne, mais a-t-elle créé une source de qualité en histoire ? Les Wikipediens sont-ils de bons historiens ? Comme dans le vieux conte des aveugles et de l'éléphant, l'opinion qu'on se fait de Wikipedia comme source en histoire dépend beaucoup de la partie étudiée. Elle dépend aussi, comme nous allons le voir, de notre conception de "l'histoire". Des historiens de l'Amérique pourraient commencer par consulter la page Wikipedia intitulée " Liste des articles sur l'histoire des Etats-Unis ", qui contient douze articles proposant une histoire chronologique habituelle et quelque trente autres sur des thèmes clés comme l' immigration, l'histoire diplomatique et l'histoire des femmes. Malheureusement, l'aveugle qui explorerait ces régions éloignées en reviendrait en secouant la tête d'irritation. Il commencerait peut-être par se plaindre que l'essai sur les Etats Unis de 1918 à 1945 décrit à tort le National Industrial Recovery Act de 1933 comme étant en partie une riposte aux " défis dissidents " de Huey Long et du Père Charles Coughlin ; étrange qualification pour une loi promulguée alors que Coughlin comptait encore parmi les partisans enthousiastes de Roosevelt et que Long était un allié officiel (mais de plus en plus critique). Mais il serait bien plus affligé par le traitement incomplet, presque capricieux, du sujet que par ces erreurs de détail. Des dizaines de sujets essentiels : les vagues anti-communistes (Red Scare), le Ku Klux Klan, La Renaissance de Harlem, le vote des femmes, la diffusion de la radio, l'émergence du syndicalisme industriel - sont ignorés par Wikipédia. Quant au style maladroit et l'analyse bâclée (" l'humeur de la nation rejeta l'internationalisme dans sa forme wilsonienne " ) ou le plan parfois confus (le paragraphe sur les lois votées en 1935 est situé dans la section consacrée au second mandat de Roosevelt), ils lui feraient sans doute grincer des dents. 23 D'autres articles sur l'histoire des Etats-Unis sont pires. Celui sur les femmes laisse de côté le Dix-neuvième Amendement mais consacre un paragraphe aux conflits internes récents de la National Organization for Women ainsi qu'à la défense de Valérie Solanas (qui tira sur Andy Warhol). L'article sur la période de 1865 à 1918 ne fait que brièvement allusion à la guerre avec l'Espagne mais consacre cinq paragraphes à la guerre des Philippines, une étrange inversion des choix faits en général par les livres d'histoire, qui ont tendance à ignorer celle-ci et à consacrer toute leur attention à celle-là. L'article plagie aussi une phrase d'une autre source en ligne. L'article sur l'histoire de l'immigration aux EU (4 000 mots) frôle l'incohérence et ne mentionne l'immigration irlandaise (à l'époque de la famine) que dans une légende d’une ligne accompagnant une image. 24 Une partie du problème vient de ce que l’écriture collective n’est pas facile à mettre en œuvre dans la rédaction de vastes synthèses. Tout aussi important est le fait que certains articles ne semblent pas avoir suscité beaucoup d'intérêt chez les Wikipediens. L'article sur les Etats-Unis entre 1919 et 1941 n'a connu que 137 modifications, soit environ le septième du nombre d'interventions dans l'article sur FD Roosevelt. Le nombre des contributions et le choix des sujets reflète en général plutôt les centres d’intérêt d’une histoire populaire que les recherches récentes de l’histoire universitaire. L'histoire culturelle U.S., un des domaines où les ouvrages publiés par des historiens professionnels ont été les plus nombreux et le débat le plus vif, est ce que Wikipedia appelle un " moignon " qui consiste en une phrase bateau (" L'histoire culturelle des Etats-Unis est un vaste sujet, qui couvre ou qui a une influence sur bien des aspects de la culture mondiale ".). Au contraire, Wikipedia comporte un article détaillé de 3 100 mots intitulé " Timbres et histoire postale aux Etats Unis ", un sujet qui passionne un public spécialisé mais n’a suscité que peu d'intérêt chez les universitaires. 25 La biographie est un domaine où Wikipedia devrait être avantagée, puisque cette forme d’écriture de l’histoire rencontre généralement un public élargi. Par ailleurs, la biographie permet une comparaison systématique : l'objet d'analyse est bien défini, alors que d'autres sujets peuvent être découpés de diverses manières. A condition de garder à l’esprit que les 5000 mots de Wikipédia sur Martin Luther King Jr. ne peuvent supporter la comparaison avec les trois volumes (2 900 pages) de l’ouvrage de Taylor Branch récompensé par de nombreux prix. 26 Mais comment Wikipédia soutient-elle la comparaison avec d’autres ouvrages de référence ? Comparons Wikipédia avec Encarta, l'encyclopédie en ligne réputée de Microsoft (c’est l’une des rares à avoir survécu dans un marché saturé), avec l'ANBO (American National Biography Online), un ouvrage de référence de grande qualité publié par Oxford University Press pour le American Council of Learned Societies, qui a été rédigé essentiellement par des historiens professionnels et qui a bénéficié de larges subventions. Bien sûr, la comparaison n'est pas équilibrée (Encarta et l’ANBO ont disposé de budgets importants, en millions de dollars), mais elle est néanmoins révélatrice, d’autant que Wikipedia y apparaît plutôt sous un jour plutôt favorable.27 Sur un échantillon de 52 personnages présents dans l’ANBO, Wikipédia n’en traite que la moitié, Encarta un cinquième. Wikipedia comporte moins de biographies que l’ANBO avec ses 18000 entrées, mais elle devance Encarta la généraliste. Le texte de l’ANBO est beaucoup plus détaillé, avec en moyenne quatre fois plus de mots que dans Wikipedia. Encarta est encore moins fournie, ses articles représentant en gros le quart de la longueur de ceux de Wikipedia dans l'échantillon étudié. 28 Le plus impressionnant, c'est que Wikipedia ait trouvé des bénévoles pour écrire des portraits étonnamment détaillés et fiables de personnages historiques relativement obscurs—par exemple, 900 mots sur le général nordiste Romeyn B. Ayres. Le recours à des volontaires bénévoles et l'absence d’un contrôle éditorial rigoureux sont à l’origine de fortes distorsions. L’article consacré à Isaac Asimov, l’auteur de science fiction, comporte 3500 mots, plus que celui sur Woodrow Wilson (3 200) mais moins que les 5400 utilisés pour Lyndon LaRouche, le théoricien du complot et éternel candidat à la présidentielle ; les choix de l’ANBO reflètent une vision plus proche de l’histoire académique dans l’importance donnée aux sujets : 1 900 mots pour Asimov et 7 800 for Wilson. (Elle ignore LaRouche qui est toujours en vie.) Bien sûr, le nombre de mots dans l’ANBO dépend aussi des choix des responsables de l’édition : des non historiens admettraient-ils que Charles Beard puisse mériter deux fois plus de mots que Harold Ickes, le réformateur et administrateur du New Deal ? Ainsi que le suggère l'attention portée à Asimov, les contributeurs de Wikipedia ne sont pas un échantillon représentatif de la population mondiale. Ils ont plus de chances d'être des hommes, des anglophones, mâles, et des passionnés de l’Internet. Cette situation particulière a été au cœur de nombreuses discussions, y compris parmi les Wikipediens. Une page candide d'autocritique intitulée " Pourquoi Wikipedia N'est Pas Si Super " reconnaît que des " geek priorities " ont influencé la forme prise par l'encyclopédie: " il y a des articles nombreux, longs et bien écrits sur d'obscurs personnages de science-fiction ou de fantastique moyen-âgeux, il y a des articles qui traitent de façon très pointue des sujets d'informatique, de physique et de maths; mais de vastes domaines en histoire de l’art, en histoire, en littérature, en cinéma ou en géographie sont encore en friches ". Un contributeur régulier d'articles historiques sur Wikipedia a fait remarquer (quelque peu ironiquement): " Wikipedia éclate la tête de Britannica (" kicks Britannica ‘s ass ") pour les jeux en line mmp [massivement multijoueurs], les jeux de cartes (" trading card games "), les dérivés de Tolkien ou de Star Wars " (" Tolkiena and Star Wars factoids ") ! " C'est une encyclopédie faite par des lecteurs de Slashdot, le magazine des passionnés de l’informatique " est un plainte courante en référence aux premières publicités pour Wikipedia qui se présentait à ses débuts comme la source principale d’actualité pour les passionnés des nouvelles technologies (the home of " news for nerds "). L'indexation par Google a encore amplifié la participation des utilisateurs d'Internet. Comme Sanger l'a expliqué par la suite, chaque fois que le robot de Google visitait le site, le nombre d’articles indexés augmentait considérablement ; plus il y avait de pages indexées, plus il y avait de gens qui venaient participer au projet; plus il y avait de gens impliqués dans le projet, plus il y avait de pages à indexer.29 " Les auteurs de Wikipedia écrivent sur ce qui les intéresse, si bien que de nombreux sujets ne sont pas traités; en général, les thèmes qui font l’actualité sont étudiés en détail. L'article sur l'ouragan Frances est cinq fois plus long que celui sur l'art chinois, et l'article sur Coronation Street, l'émission de télévision britannique est deux fois plus long que celui sur Tony Blair ", disait Dale Hoiberg, rédacteur en chef de l'Encyclopedia Britannica, dans un entretien au Guardian. (En réaction à cette critique, les Wikipediens ont étoffé l'article sur Blair, qui a dépassé en longueur celui sur l'émission de télévision.) Au moins dans la version anglaise, le déséquilibre est nettement marqué en faveur de la culture occidentale (et des pays anglophones) ; les cultures populaires ou marginales sont moins présentes (" geek or popular culture ").30 Cette situation explique peut-être l’exactitude étonnante de Wikipédia pour tout ce qui concerne les noms ou les dates dans l’histoire des EU. Sur les 25 biographies choisies dans l’échantillon, une lecture attentive n’a trouvé d'erreurs factuelles que dans quatre cas. La plupart étaient mineures et sans conséquences. L’article sur Frederick Law Olmsted indique qu’il a dirigé l'établissement minier de Mariposa après la Guerre de Sécession ; en fait, c’est à partir de 1863. Et certaines erreurs reproduisent simplement des croyances fausses bien que très répandues, comme le fait que Haym Salomon aurait prêté des centaines de milliers de dollars sur ses propres deniers au gouvernement américain pendant la guerre d'indépendance sans avoir jamais été remboursé. (En fait, l'argent a simplement transité sur ses comptes). Encarta et l'Encyclopedia Britannica colportent le même mythe.31 L'article en 10 000 mots sur Franklin Roosevelt était le seul à présenter de très nombreuses erreurs. Là encore, certaines sont mineures ou couramment acceptées, comme de prétendre à tort (ce qu'on fait les partisans de Roosevelt pour l'élection de 1932) que FDR avait rédigé la constitution d'Haïti ou d’affirmer que sa fortune avait été cruciale pour l'obtention de son premier mandat public en 1910. Mais deux sont plus graves : faire reposer l’investiture de Roosevelt en 1932 sur un changement de camp des délégués d'Al Smith (en fait, ce sont ceux de John Nance Garner) ; dater en 1937 l’invalidation du NIRA (National Industrial Recovery Act) par la Cour suprême (alors que l’invalidation date de 1935). L’absence d’auteur unique ou d’un rédacteur supervisant l’ensemble signifie que Wikipedia fait des erreurs à un endroit et les corrige à un autre. L’article sur Olmsted lui fait fonder la Olmsted & Vaux Company en 1865 (c’est exact) alors qu’il dirigeait Mariposa en Californie (c’est faux). L’article sur Andrew Jackson Downing indique qu’Olmsted et Calvert Vaux dessinèrent Central Park en 1853 alors que l’article sur Vaux, mentionné en notes, leur fait gagner (à juste titre) ce concours d’architecture en 1858. 32 Trouver des erreurs dans 4 articles sur 25 biographies sélectionnées peut sembler un bilan inquiétant, mais dans une encyclopédie de référence, il est particulièrement difficile de vérifier l’exactitude de tous les détails factuels retenus. " Les gens ne se rendent pas compte à quel point il est difficile d’assembler les choses les plus simples " fait remarquer Lars Mashinke, chercheur et coordonnateur pour l’Encyclopedia Britannica. J’ai comparé le contenu de dix biographies de personnages qui figurent à la fois dans Encarta et dans Wikipedia, j’ai trouvé au moins 3 biographies qui contiennent des erreurs factuelles dans l’encyclopédie commerciale. Même la très sérieusement éditée American National Biography Online, dont les biographies sont écrites par des historiens de métier, contient au moins une erreur factuelle dans les 25 entrées que j’ai examiné de près : la date de la thèse de doctorat du lauréat du Prix Nobel I.I. Rabi, une date que Wikipedia avait juste. En fait, les Wikipediens, qui adorent faire remarquer que les ouvrages de référence contiennent des erreurs, ont allègrement publié une page dédiée aux " erreurs contenues dans l’Encyclopedia Britannica qui ont été corrigées dans Wikipedia. 33 Pour la longueur des articles, Wikipedia devance Encarta mais pas l’American National Biography Online ; pour l ‘exactitude, elle arrive grossièrement au même niveau qu’Encarta. Cette conclusion générale est renforcée par des études comparant Wikipedia aux autres principales encyclopédies. En 2004, un magazine d’informatique allemand faisait comparer, par des experts, des articles axtraits des trois principales encyclopédies numériques de langue allemande dans vingt-deux domaines différents. Il plaçait Wikipédia en tête avec une note de 3,6 sur 5, devant Brockhaus Premium (3,3) et Encarta (3,1). L’année suivante le magazine scientifique britannique Nature demanda à d’autres experts d’évaluer 42 entrées scientifiques de Wikipedia et de l’Encyclopedia Brtiannica, sans mentionner la provenance des articles. Les experts ne trouvèrent que 8 erreurs sérieuses, comme des interprétations fausses de concepts importants – un même nombre dans chacune des encyclopédies. Ils ont aussi noté que Wikipedia avait commis un nombre légèrement plus important (162 contre 123) d’erreurs moins graves, par exemple " des erreurs factuelles, des oublis ou des affirmations trompeuses ". Nature concluait que " l’avantage de l’Encyclopédia Britannica n’est peut-être pas très important, tout au moins en ce qui concerne les articles scientifiques. " et qu’ "en prenant en compte la manière dont sont écrits les articles de Wikipedia, les résultats peuvent paraître surprenants. " 34 Ainsi Wikipedia, l’encyclopédie libre, gratuite et open-source (libre) représente un défi considérable pour la Britannica, une encyclopédie sérieuse et réputée, tout comme pour la plus récente Encarta de Microsoft, de la même façon que le système d’exploitation gratuit et open-source Linux tient tête à Microsoft sur le marché des serveurs informatiques. Sans surprise, Encarta fait des pieds et des mains pour rester dans la course – à la fois en rendant son contenu plus facilement accessible (accès gratuit en utilisant le moteur de recherche msn – aux EU ?) et en invitant les lecteurs à participer à l’actualisation des contenus. Même si les bénévoles de Wikipedia ont réussi à surpasser un travail de référence produit à grands coûts tel qu’Encarta et à fournir un portrait étonnamment complet et en assez précis des grandes et moins grandes figures de l’histoire américaine, les historiens professionnels ne doivent pas pour autant être effrayés de se retrouver rapidement mis au chômage par les Wikipediens. Un bon ouvrage historique ne se doit pas seulement d’être précis sur les faits mais aussi d’avoir une bonne maîtrise de la littérature savante, des analyses et des interprétations convaincantes, ainsi qu’une prose compréhensible et attractive. Selon ces critères, l’American National Biography Online distance facilement Wikipedia. Comparons par exemple, le portrait en 7650 mots d’Abraham Lincoln dans Wikipedia avec celui de 11 000 mots dans l’ANBO (American National Biography Online. Ils évitent tous deux les erreurs factuelles et évoquent quasiment chaque épisode important de la vie de Lincoln. Le lecteur de ces articles préfèrera sans aucun doute celui de l’ANBO écrit par James McPherson, un historien spécialiste de la Guerre de Sécession. Une partie de la différence tient dans sa contextualisation plus riche (telle que l’explication concise de la montée en puissance du parti Whig) et les liens qu’il établit entre la vie personnelle de Lincoln et les thèmes dominants de l’historiographie (par exemple l’idéologie libérale du travail (" free-labour ideology "). De plus, la description de McPherson se distingue encore plus par son utilisation judicieuse de citations pour de capturer la voix de Lincoln, par ses portraits évocateurs (" le jeune Lincoln était " grand de 6,4 pieds, avec une allure dégingandée et décharnée, les cheveux noirs et indisciplinés, une personnalité grégaire et un penchant à raconter des histoires drôles "), et par sa capacité à faire passer un message en peu de mots (" la République perdurait et l’esclavage était aboli. Tel est l’héritage de Lincoln "). Au contraire, la conclusion de l’article de Wikipedia est verbeuse et terne : " La mort de Lincoln en a fait un martyr pour beaucoup. Aujourd’hui, il est peut-être le deuxième président le plus connu et aimé après George Washington. Des sondages répétés parmi les historiens classent Lincoln parmi les plus grands présidents de l’histoire des Etats-Unis. " 35 En plus de la prose élégante de McPherson, sa description incarne la compétence et le jugement sûr d'un historien chevronné. Cela est aussi vrai pour de nombreuses biographies de l’American National Biography Online – Alan Brinkley à propos de Franklin Roosevelt ou T.H. Watkins sur Harold Ickes, par exemple. Ces merveilles de la biographie courte associent la vivacité de la prose à la concision du jugement sur l’importance de leur sujet. Même les entrées les moins magistrales de l’American National Biography Online sont généralement bien mieux écrites que celles de Wikipedia. De plus, elles fournissent une bibliographie fiable et actualisée. Les articles de Wikipedia comportent souvent des références, mais pas toujours les meilleures. La bibliographie pour Haym Salomon ne contient que deux ouvrages, tous les deux publiés il y a plus de cinquante ans. Pour un de ces livres, l’American National Biography Online prévient qu’il " reprend tous les mythes et les affirmations fantaisistes trouvées dans les travaux plus anciens. " 36 Bien évidemment tous les historiens n’écrivent pas aussi bien que McPherson et Brinkley, et quelques-uns des articles les mieux rédigés de Wikipedia donnent à lire des portraits bien plus attractifs que certaines entrées stéréotypées et sans intérêt de l’American National Biography Online. Par exemple, le portrait de de Red Faber, un grand joueur de baseball, dans l’ANBO, est un récit chronologique laborieux, alors que Wikipedia donne une vision plus globale de la carrière et de l’importance de ce joueur. En détaillant les polémiques à propos de ses actions, la biographie du guérillero confédéré William Clarke Quantrill dans Wikipedia est indiscutablement d’un meilleur effet que celle de l’ANBO. Elle se termine cependant par une conclusion verbeuse qui contraste nettement avec les jugements fermes des meilleurs écrits de l’ANBO : " Quelques historiens " disent-ils " se rappellent de lui comme un opportuniste, un hors-la-loi assoiffé de sang, alors que d’autres continuent de le voir comme un soldat audacieux et un héros local. " 37 Ce verbiage est encouragé par la politique du NPOV (le souci de ne laisser apparaître aucun parti pris historique). Ce choix initial, l’influence des idées d’Ayn Rand, la force du sentiment libertarien dans la sphère internet auraient pu assurer le triomphe d’une vision libertarienne ou conservatrice. Cela ne semble pas le cas. On peut certes en déceler des traces occasionnelles comme dans la biographie de Calvin Coolidge dans laquelle on peut lire, avec une approbation apparente, " Coolidge a été le dernier Président des Etats-Unis qui n’a pas essayé d’intervenir dans l’économie de marché, laissant les cycles économiques suivre leurs cours. " Cette phrase a été écrite très tôt par un libertarien avéré et a survécu aux douzaines d’annotations qui suivirent. Cependant Wikipedia présente aussi le socialiste Eugen V. Debs dans des termes flatteurs, la seule critique évoquée étant qu’il " a sous-estimé la puissance durable du racisme ". Enfin, un blogger conservateur affirme que Wikipedia est " more liberal than liberal media ." 38 Malgré tout, les articles de Wikipedia tendent à favoriser les sujets courants, au risque de faire dans le " n’importe quoi " (the subject at hand. "Articles tend to be whatever-centric" ) reconnaissent les responsables dans un de leurs nombreux commentaires en forme d’autocritique. " Les gens montrent ce qui leur parait exceptionnel à propos de leur province natale, de leur petite ville ou de leur passe-temps bizarre, sans se rendre compte que leur province natale est totalement dénuée d’intérêt, que leur petite ville n’a absolument rien de spécial et que leur passe-temps bizarre est, en fait, très bizarre. " Cet intérêt pour le local peut parfois être la cause de conflits dans des entrées plus larges, comme c’est le cas pour la biographie d’Olmsted, dans laquelle un wikipedien de Louisville se plaint sur la page de " Débats " que la biographie surestime le travail d’Olmsted à Buffalo mais ignore ce qu’il a fait – surprise ! – à Louisville. 39 De plus, le mode d’écriture collective de Wikipedia et l’invocation répétée de la politique du NPOV signifient que Wikipedia tendrait à éviter les sources de controverses de toutes sortes. Alors qu’il y a davantage d’intérêt populaire pour les aspects sinistres de l’histoire, les rédacteurs de Wikipédia s’élèvent contre les interprétations sensationnalistes (tout en n’excluant pas les débats et polémiques à propos de ces interprétations). La biographie de Warrren G. Harding met en garde contre les " insinuations " et des " spéculations " autour de sa vie extra-conjugale, exprimant des doutes autour de ses relations avec Nan Britton, et insiste sur le fait qu’il n’y a " aucune base scientifique ou légale " dans les rumeurs sur le prétendu métissage de Harding. Alors que l’histoire populaire glisse vers des théories du complot, Wikipedia semble plus enclin à les discréditer. Wikipedia conclut judicieusement qu’il n’y a " aucune preuve " à l’affirmation selon laquelle que Roosevelt " aurait été informé de la préparation d’une attaque contre Pearl Harbour et qu’il n’aurait rien fait pour l’éviter. "40 De façon générale, l’écriture est le tendon d’Achille de Wikipedia. L’écriture collective donne rarement des résultats satisfaisants, et les articles de Wikipedia ont souvent une qualité variable, celle-ci résultant en partie de l’assemblage de phrases et de paragraphes écrits par différentes personnes. Quelques wikipediens proposent leurs services en tant que rédacteurs et lissent le style des différents articles. Ils semblent cependant moins nombreux que les autres types de volontaires. Finalement, très peu d’écrivains vraiment doués choisissent volontairement de se mettre au service de Wikipédia. Encarta est moins complète que Wikipedia, mais le style y est meilleur, notamment sur le plan de la concision. Malgré tout, rares sont ceux qui prendraient Encarta ou l'Encyclopedia Britannica comme des modèles d’écriture. Comme les autres ouvrages de ce genre, Wikipedia utilise le " style encyclopédique ", qui, selon Robert McHenry, ancien rédacteur de l’Encyclopedia Britannica, est le produit d’ " un processus normalisé et de formes standardisées… le tout mené par un comité éditorial composé de membres permanents qui forment leurs successeurs, dans un rapport proche de celui du maître à son apprenti . " Wikipédia illustre également l’allergie habituelle de ces ouvrages de référence à l’expression d’opinions tranchées. Il y a plus de quarante ans, Charles Van Doren, devenu un des principaux rédacteurs de l'Encyclopedia Britannica après le scandale du jeu télévisé truqué (note du traducteur : Charles Van Doren a participé en 1957 au jeu télévisé " Twenty-One " qu’il a remporté grâce aux bonnes réponses fournies par les producteurs. La découverte de cette tricherie lui a coûté son poste à l’université de Columbia. Robert Redford a tiré un film de cet épisode, Quiz Show (1994), dans lequel le rôle de Charles Van Doren est joué par l’acteur Ralph Fiennes), constatait avec regret la tonalité souvent fortement inhumaine des encyclopédies américaines. Tout se passait comme si quelques contributeurs prenaient plaisir à décrire les institutions vivantes comme si elles étaient des grenouilles marinées, étendues sur une table de dissection. " Il suffit de comparer n’importe quel article d’une encyclopédie récente avec celui d’Algernon Charles Swinburne sur John Keats dans la neuvième édition de l'Encyclopedia Britannica (fin du XIXème) : "The Ode to a
Nightingale, one
of the final masterpieces of human work in all time and for all ages,
is
immediately
preceded in all editions now current by some of the most vulgar and
fulsome
doggerel ever whimpered by a vapid and effeminate rhymester in the
sickly
stage of whelphood." Le point de vue très personnel de Swinburne aurait transgressé non seulement le NPOV de Wikipédia, mais également la préférence des encyclopédies conventionnelles modernes pour ce que McHenry appelle " la douceur insipide de l’information pure. " En effet, le NPOV imite le " style encyclopédique conventionnel" Les utilisateurs de Wikipedia, ajoutent deux sociologues, ont intégré les attentes à propos de ce que devrait être une encyclopédie, notamment des normes venant de la culture au sens large (formalisme, neutralité, cohérence). En conséquence, ils considèrent qu’avec le temps, les articles de Wikipedia ressemblent de plus en plus, du point de vue du style, aux articles rédigés par des experts pour l’Encyclopedia Columbia. 42 Réciproquement, les articles les plus mal écrits sont les plus récents et les moins modifiés. Comme l’explique la page " Réponses aux objections habituelles " : " Wikipedia comporte une bonne dose de contenus bien intentionnés, mais proposés par des amateurs mal informés. En fait, nous en sommes heureux, car un article écrit par un amateur peut être amélioré par la suite ; et surtout, c’est mieux que rien ". Cela signifie que dans l’encyclopédie, on peut lire des articles aboutis sur Red Faber et des ébauches à peine rédigées sur l’histoire des femmes. Les moins avertis des lecteurs peuvent ne pas apprécier la différence. Ils peuvent également ne pas avoir conscience qu’un article a été vandalisé. Mais le vandalisme s’avère finalement moins fréquent qu’on pourrait s’y attendre avec un système totalement ouvert. Sur une période de deux ans, les vandales n’ont défiguré l'article sur Calvin Coolidge que dix fois seulement - presque toujours avec des obscénités ou des blagues de potache qui n'auraient trompé aucun lecteur du site. (la seule exception a consisté à déplacer sa date de naissance à 1722, ce qui avait également peu de chance de tromper qui que ce soit). Des tests systématiques ont permis de constater que le vandalisme n’avait pas de conséquences durables sur les contenus de Wikipedia : en général, il suffit de trois minutes pour réparer les conséquences d’une attaque. Alex Halavais, un bloggeur et directeur des études de 3ème cycle en informatique à l'université à Buffalo, a inséré volontairement treize petites erreurs dans des articles de Wikipedia : ainsi, il a prétendu que " le célèbre abolitionniste Frederick Douglass avait habité à Syracuse pendant quatre ans. " A sa grande surprise, des wikipediens (puis-je proposer " wikipédistes " qui a fait l’unanimitédes collègues consultés, mais peut-être est-ce déjà un terme admis ?) attentifs ont corrigé ces erreurs en moins de deux et demie. D'autres internautes ont eu plus de succès, par exemple en inventant de toutes pièces une histoire imaginaire de Chesapeake, en Virginie, faisant de cette ville un acteur majeur de l’importation de bouse de vache jusqu'à ce que " elle se soit effondrée en un énorme tas " ; cette invention a survécu un mois entier sur Wikipédia.45 Les vandales doivent compter avec les contre-mesures redoutables élaborées peu à peu par Wikipedia, notamment une " patrouille " chargée de surveiller les dernières modifications et des les lister sur une page dédiée ainsi que des listes de veille qui informent les auteurs sur les changements opérés sur les articles qui les intéressent. En moyenne, chaque article est sur une liste de veille d’au moins deux auteurs, et les responsables de ces listes les vérifient souvent plusieurs fois par jour. Plus globalement, le seul nombre des modifications - presque 100 000 - par jour, assure qu’au moins en ce qui concerne les articles les plus populaires, la surveillance est quasiment constante. Copie d’écran d’un article corrigé sur FDR : l’interface logicielle de Wikipédia enregistre chaque modification apportée à un article, et permet à chaque lecteur d’accéder à une version de son choix, en remontant jusqu’à la première version. http://en.wikipedia.org/w/index.php?title=Franklin_D. histoire de _Roosevelt&action= (le 28 mars 2006). Toutefois, à l’automne 2005, une polémique s’est développée, à propos d’un article sur le journaliste John Seigenthaler. Elle a révélé que le vandalisme peut échapper à la vigilance des wikipediens dans le cas d’articles peu lus, et que la surveillance et les contre-mesures avaient encore des progrès à faire. En mai 2005, Brian Chase a modifié l'article sur Seigenthaler pour jouer un tour à un collègue de Rush Delivery (Nashville, Tennessee), où le défunt frère de Seigenthaler avait été client. La modification, assez peu drôle d’ailleurs, insinuait que Seigenthaler, qui a fait partie des collaborateurs de Robert Kennedy, aurait pu avoir été " directement impliqué dans les assassinats des deux Kennedy, John, et son frère, Bobby. " En septembre, Seigenthaler, qui avait été informé de cette attaque calomnieuse, s’est plaint auprès de Jimmy Wales qui a effacé à la fois la page concernée et son historique. Mais comme Seigenthaler l’a écrit pour USA Today, en novembre dernier, " la biographie erronée et malveillante était restée en ligne pendant 132 jours. " De plus, des sites miroirs qui reprennent le contenu de Wikipédia, comme Answers.com ou Reference.com, ont affiché ces erreurs pendant trois semaines supplémentaires. Cet incident a connu une grande notoriété, nombre d’adversaires de Wikipédia, à la suite de Seigenthaler, en profitant pour affirmer que Wikipédia était " un outil défaillant et irresponsable " où abondaient " les vandales à l’âme de délateurs anonymes ".47 De leur côté, les défenseurs de Wikipedia ont regretté, selon la formule de Paul Saffo, directeur d’un institut de prospective, que Seigenthaler " n’ait pas du tout compris la culture de Wikipedia. " Saffo a affirmé que Seigenthaler aurait dû tout simplement corriger lui-même les affirmations erronées. Mais Seigenthaler s’est défendu en précisant que les mensonges étaient restés en ligne plusieurs mois durant, bien avant qu’il n’en soit informé , et que, de toute façon, il ne voulait rien avoir à faire avec cette entreprise défaillante. D’autres défenseurs, plus convaincants, ont reconnu qu’il y avait bien eu dysfonctionnement, mais ont souligné la relative facilité avec laquelle on avait pu y remédier. Après tout, le commérage mal intentionné fait partie de la vie publique, et il est difficile d’en repérer les sources pour l’arrêter. Même lorsque ces propos diffamatoires sont publiés, et qu’ils tombent alors sous le coup de la loi (à la différence de Wikipédia), cela n’empêche pas de devoir aller en justice. Dans le cas présent, l’ensemble des propos diffamatoires au sujet de Seigenthaler ont été entièrement supprimés. Lawrence Lessig, professeur de droit à Stanford a soutenu que la diffamation est un sous-produit de la liberté d’expression et que si Wikipedia n'est pas immunisé contre ce genre de malveillance, il y est plus facile d’y obtenir une correction que dans la vraie vie ". Wade Roush, rédacteur de TechnologyReview.com a écrit dans son blog, " le modèle d’écriture collaborative donne un moyen nouveau de commettre des erreurs, mais également de les corriger ". 48 Il n’en reste pas moins que cet incident a mis à mal la crédibilité de Wikipedia et a incité à chercher des remèdes. Jimmy Wales a ainsi annoncé que les utilisateurs de Wikipédia devraient s’inscrire avant de pouvoir rédiger de nouveaux articles. Bien sûr, cette règle n'aurait pas empêché Brian Chase de tenir des propos diffamatoires puisque l’inscription n’est pas nécessaire pour modifier un article qui existe déjà. De plus, l'inscription n’est pas une solution totalement fiable : il n’est même pas nécessaire de fournir une adresse électronique, alors que Wikipédia enregistre l’adresse IP des utilisateurs non inscrits ; c’est cette technique qui a permis de remonter jusqu’à l’ordinateur de Brian Chase. Et il manque toujours à Wikipedia une technique pour garantir l'exactitude d'un article au moment où vous débarquez sur le site ; un vandale, ou simplement un universitaire souhaitant tester la sécurité du système pourrait tout simplement avoir modifié l’information purement factuelle que vous recherchez. Les Wikipediens ont envisagé plusieurs solutions. Par exemple, les visiteurs pourraient n’avoir accès qu’à des articles " contrôlés ", c'est-à-dire certifiés non vandalisés, ou avoir le choix de ne consulter que des pages ayant reçu (ou en attente de) la caution d’un certain nombre de rédacteurs.49 Wikipedia offre déjà une version limitée de ce choix en permettant de consulter l’historique de la page. Le logiciel wiki permet de comparer chaque version d'un article, en remontant de la dernière à la première. Dans une critique largement diffusée de Wikipedia, McHenry, l’ancien rédacteur de la Britannica, a observé qu’ " une visite sur Wikipedia équivaut à un passage aux toilettes publiques. Si elles sont très sales, on prend des précautions…par contre, si elles paraissent propres, on peut se bercer d’un illusoire sentiment de sécurité. Ce qu’on ignorera toujours, c’est qui s’en est servi avant nous. " McHenry a raison au sujet de la " publicité " de Wikipedia, mais pourquoi ne pas choisir une analogie plus relevée, parler plutôt d’école publique ou de parc public ? De plus, il a tort quand il prétend qu’on ne peut pas savoir qui nous a précédé sur Wikipedia. L’historique de la page indique non seulement qui s’est servi de l’encyclopédie (au moins leur identifiant ou leur adresse IP) mais également avec précision ce qu’ils ont fait. Il suffirait donc d’exploiter ces informations pour améliorer le fonctionnement de Wikipédia. Ainsi, la page " article " pourrait dire " cet article a été corrigé 350 fois depuis sa création, le 5 mai 2002, dont 30 fois dans la semaine passée. Elle pourrait également ajouter que les Wikipédiens très actifs (ceux qui ont opéré plus de cent modifications dans le mois) ont contribué pour 52 % à ces corrections. Une telle information pourrait être produite automatiquement, et elle donnerait au lecteur des indices utiles pour juger de la qualité d’un article. Une autre amélioration possible consisterait à faire noter les articles, une technique utilisée par un certain nombre de sites Internet comme Amazon.com (qui incite les visiteurs non seulement à noter les livres, mais aussi à répondre à la question " ce compte rendu vous a-t-il servi ? ") et Slashdot (qui a un système complexe " de modération " qui permet d’évaluer la qualité des messages). Pendant la polémique autour de Seigenthaler, Wales a annoncé que Wikipedia intégrerait prochainement ce dispositif . 50 Comme l’ont fait remarquer plusieurs auteurs (Roush, Lessig, etc. ) pendant l’affaire Seigenthaler, le caractère instable de Wikipedia a aussi son bon côté - elle peut être mise à jour instantanément. Les Wikipediens aiment à faire valoir qu’après le tsunami de 2004 dans l’Océan Indien ils ont ajouté les articles relatifs à ce sujet en quelques heures, y compris des animations, de l’information géologique, des rapports sur l’effort humanitaire internationale et une liste exhaustive de liens. Bien sûr, la possibilité d’avoir les nouvelles du jour est de moins d’intérêt pour les historiens, mais Wikipedia a également saisi les dernières " nouvelles " historiques. Il a fallu attendre le matin du 1er juin 2005 pour apprendre dans son journal local que W. Mark Felt avait été démasqué comme "Gorge Profonde" mais on pouvait le lire dans l’article de Wikipedia sur " le scandale du Watergate " dès le 31 mai avant même les informations du soir. Ce qu’offre Wikipedia c’est, comme le journalisme, un premier brouillon de l’histoire, mais à la différence du brouillon du journalisme cette histoire est revue en permanence. La facilité de correction de Wikipedia ne la maintient pas seulement plus à jour qu’une encyclopédie traditionnelle, elle lui donne aussi (comme à la Toile elle-même) une capacité d’autoguérison puisqu’il peut être rapidement remédié aux défauts qui font l’objet de critiques et que des points de vue différents peuvent être ajoutés instantanément. La critique de McHenry, par exemple, portait sur des problèmes dans l’article sur Alexander Hamilton. Deux jours plus tard, ceux-ci étaient corrigés.51 Les historiens et Wikipédia. Est-ce que ça nous concerne? Quelles implications pour les historiens ? Les historiens professionnels doivent s’intéresser à Wikipedia parce que leurs étudiants l’utilisent. Ils s’en servent pour définir des termes historiques (ex du premier romantisme en Grande Bretagne, cité par un étudiant sur un forum). Ils l’incluent régulièrement dans les bibliographies de leurs travaux. Faut-il s’inquiéter de cette situation ? Pas spécialement : la plupart du temps, Wikipedia donne des faits exacts. L’inquiétude est aussi exagérée : on trouve aussi de l’histoire de mauvaise qualité en bibliothèque, et si Internet véhicule beaucoup de désinformation, il sert aussi à désamorcer des mythes et à corriger des idées fausses.52 Mais l’ubiquité et la facilité d’utilisation de Wikipedia posent quand même d’importants défis aux enseignants d’histoire. Wikipedia sert parfois de mégaphone qui amplifie le discours dominant (qu’il soit juste ou pas). Comme l’explique Wikinfo (une annexe de Wikipedia): "Une wiki avec autant de centaines de milliers de pages va forcément faire des erreurs. Le problème, c’est que dans la mesure où Wikipedia est devenu le ‘AOL’ [America Online] dans le monde des encyclopédies et des bibliothèques, ces informations fausses et ces mauvaises définitions peuvent devenir des incompétences collectives, transmises à travers le monde à des millions de lecteurs potentiels." La désinformation est transmise non seulement par Wikipedia mais par ceux qui s’approprient son contenu selon les termes de la Licence de documentation libre GNU " (en anglais : GNU Free Documentation License ou GFDL). En conséquence, comme le faisait remarquer le blogger John Morse, "quand vous utilisez Google pour chercher un terme obscur que connait Wikipedia, vous pouvez récupérer une vingtaine de réponses qui disent tous la même chose - apparemment sérieuse jusqu’à ce que vous vous rendiez compte qu’ils dérivent tous d’une même source Wiki – une source qui est désormais coupée du contexte de révision permanente et qui peut paraître meilleure qu’elle ne l’est en réalité." Le site Internet Answers.com, qui promet de fournir "des réponses rapides, synthétiques et de référence," dépend largement de Wikipedia pour ces réponses. Et Google, qui place déjà les resultats Wikipedia en haut de ses classements, envoie maintenant les gens cherchant des "définitions" chez Answers.com. Qui a applaudi dans la salle ? 53 La facilité d’utilisation de Wikipedia, la tendance de Google à placer Wikipédia en tête des réponses renforce encore la tendance des étudiants à se contenter de la première source proposée plutôt que d’exploiter l’ensemble des réponses, à la recherche de la plus pertinente. Les enseignants n’ont pas plus à craindre des étudiants qui prennent Wikipedia comme point de départ que de ceux qui utilisent n’importe quelle autre encyclopédie. Ils ont beaucoup à craindre des étudiants qui s’arrêtent là. En un mot : Wikipedia est une encyclopédie, et toutes les encyclopédies ont des limites intrinsèques. La plupart des lecteurs de ce journal n’ont pas utilisé d’encyclopédies depuis le collège. Et la plupart des lecteurs de cette revue ne voudraient pas que leurs étudiants se contentent des encyclopédies – numériques ou sur papier, gratuites ou payantes, écrite par des professionnels ou par des amateurs - pour leurs travaux de recherche. Une contributrice de Wikipedia notait que malgré sa "profonde estime pour Wikipedia," elle lève encore " les yeux au ciel chaque fois que des étudiants rendent des devoirs en citant Wikipedia." "Une encyclopédie" écrit un autre observateur, "n’est pas un outil satisfaisant pour avoir une vue globale d’un sujet ". Les encyclopédies "vous donnent les têtes de chapitre"; elles sont " le Reader’s Digest de la connaissance en profondeur ". Il y a cinquante ans, l’encyclopédie familiale offrait cette " notion brute de fonderie sur un nom ou une idée "; désormais c’est Internet qui joue ce rôle et de plus en plus Wikipedia.54 Mais faut-il reprocher à Wikipedia l’appétit pour de l’information prédigérée et préparée ou pour la tendance à croire que tout ce qu’on lit est vrai ? Ce problème existait déjà à l’époque des encyclopédies familiales. Et une des solutions cruciales est restée la même: Prendre plus de temps à enseigner les limites de toutes les sources d’information, y compris Wikipedia, et à souligner les qualités d’analyse critique des sources primaires et secondaires. Une autre solution est de copier le grand triomphe démocratique de Wikipedia - sa démonstration que les gens ont une vraie demande en matière d’information gratuite et accessible. Si les historiens croient que ce qu’on trouve gratuitement sur la Toile est de mauvaise qualité, alors nous avons la responsabilité de rendre de meilleures sources d’information disponibles en ligne. Pourquoi autant de nos revues universitaires sont-elles enfermées derrière les grilles de l’abonnement? Que dire de l’American National Biography Online—écrite par des historiens professionnels, soutenue par nos sociétés savantes, et avec des millions de dollars de subventions venant de fondations et de l’Etat? Pourquoi n’est-elle disponible qu’aux bibliothèques qui paient souvent des milliers de dollars par an, plutôt qu’à tout le monde sur la Toile comme l’est Wikipedia ? Les historiens professionnels ne devraient-ils pas se joindre à la grande democratisation de l’accès au savoir que reflètent Wikipedia et l’Internet en général ?55 L’ANBO est peut être une ressource historique nettement meilleure que Wikipedia, mais son impact est bien plus réduit parce qu’elle n’est accessible que oour trop peu de lecteurs. L’audience limitée des sources historiques payantes comme l’ANBO devient une question encore plus vaste lorsque nous regardons au-delà des frontieres américaines, en particulier des régions plus pauvres du monde, où de tels droits d’abonnement posent des problèmes majeurs même pour les bibliothèques. Par ailleurs, dans certaines de ces régions, où la censure des manuels et des autres ressources historiques est monnaie courante, le fait que la liberté de Wikipedia veuille dire tout autant " entrée libre et gratuite" que " liberté d’expression " a des implications profondes parce qu’elle rend possible la diffusion de voix et de récits historiques alternatifs. Certains gouvernements répressifs ont riposté en limitant l’accès à Wikipedia. La Chine, par exemple, empêche actuellement ses citoyens de lire les versions anglaise et chinoise de Wikipedia. Et ce n’est probablement pas une coincidence si Wikipedia a été bloquée la première fois lors du quinzième anniversaire des manifestations de la place de Tiananmen.56 Les historiens professionnels ont des choses à apprendre non seulement du modèle de distribution ouvert et démocratique de Wikipedia mais aussi de son modèle d’écrituer et de production ouvert et démocratique. Bien que Wikipedia comme produit pose des problèmes lorsqu’elle est la seule source d’information, le processus par lequel elle est créée met en œuvre les qualités que les historiens cherchent à enseigner. Malgré l’aspect non conventionnel de Wikipedia dans la production et la distribution du savoir, son approche épistémologique—illustrée par la politique du PDVN (npov)—est complètement conventionnelle, voire traditionnelle. Les conseils que Wikipedia fournit à ses contributeurs ressemblent beaucoup au contenu des manuels de méthode historique utilisés dans les premières années d’université. On enjoint aux éditeurs, par exemple, de "citer la source" et de verifier leurs faits et on leur rappelle que la "possibilité de vérifier" est une " politique officielle " de Wikipedia. Un article s’adressant à ceux qui écrivent des articles sur l’histoire pour Wikipedia explique (comme un professeur de première année de DEUG d’histoire) la différence entre des sources primaire et secondaire, et suggère aussi à titre d’exemple que "les sources d’un niveau satisfaisant pour un article historique dans une encyclopédie sont: 1. des articles d’une revue universitaire; 2. des travaux d’historiens (maîtrise ou doctorat d’histoire); 3. des sources primaires."57 Ceux qui participant au processus editorial apprennent également souvent une leçon plus complexe sur l’écritude de l’histoire - à savoir que les " faits " du passé et la façon dont ces faits sont classés et rapportés sont souvent très contestés. Un texte de Wikipedia annonce avec un air de découverte: "Bien que ça ne semble pas logique de s’inquiéter pour un article de Wikipedia, en pratique les gens s’affrontent tout le temps sur l’histoire et sur la manière dont elle est écrite." Et des accrochages de ce genre ont lieu un peu partout sur Wikipedia. Chaque article contient une page "Discussion" associée, et sur ces pages les contributeurs participent—souvent avec ardeur—à ce qu’il faut appeler un débat historiographique. Woodrow Wilson était-il raciste ? Le New Deal a-t-il résolu les problèmes de la crise économique de 1929 ? Parfois, les débats sur des sujets relativement précis (par exemple le role de William Jennings Bryan dans le vote du Butler Act, qui a interdit l’enseignement de la théorie de l’évolution au Tennessee) débouchent sur des sujets beaucoup plus vastes (par exemple, les sources du sentiment anti-évolution dans les années 1920).58 John
Brown était-il un meurtrier ? Wikipédia a même développé sa propre forme de vérification par des pairs à travers les débats pour savoir si certains articles méritent le statut d’" article de qualité " (featured article). Les contributeurs qui souhaitent recevoir ce statut pour leurs articles – attribué seulement à 0,1% des articles jugés les meilleurs selon des critères de perfection, d’exactitude des faits et de style d’écriture – sont incités à soumettre leurs textes à l’évaluation par les autres contributeurs. 59 Ensuite, un débat plus large détermine sur si les wikipédiens peuvent s’accorder et récompenser l’article avec l’attribution de la mention " article de qualité". Ainsi ceux qui écrivent les articles de Wikipédia et débattent de leurs contenus sont impliqués dans un processus étonnamment actif et largement répandu d’auto-éducation démocratique. Un partisan de Wikipédia fait remarquer que Wikipédia " donne une leçon aussi bien aux contributeurs qu’aux lecteurs. En donnant aux contributeurs le pouvoir d’enseigner aux autres, il leur donne la motivation d’apprendre comment le faire de manière efficace, et comment écrire dans un style convenable et neutre. " L’universitaire James O’Donnell avance que l’idée que les participants actifs peuvent tirer davantage profit de Wikipédia que les simples lecteurs : " Un ensemble de personnes qui trouve une façon de parler dans ce sens est en train de créer du contenu éducatif et un discours en ligne du plus haut niveau ". 60 Mes collègues au CHNM ont interrogé des personnes qui contribuent régulièrement à des articles d’histoire sur Wikipédia ; ce qui ressort nettement à travers de nombreuses réponses, c’est une passion pour l’éducation en autodidacte. Un contributeur canadien, Willys Rosenzweig (sans parenté avec l’auteur), fait observer que son " implication dans Wikipédia lui convient naturellement bien " car il est " intéressé par une grande quantité de sujets, et [qu’il] lit par plaisir autant de domaines [qu’il le] peut. " AP Woolrich, un contributeur britannique qui a quitté l’école à 16 ans et qui est devenu en autodidacte un archéologue du patrimoine industriel, répond à la question " pourquoi adorez-vous travailler ainsi ? " répond : "Parce que c’est bien mieux que que la TV ! " 61 Mais AP Woolrich, est tout aussi enthousiaste lorsqu’il s’agit de participer à l’éducation d’autres personnes. Wikipédia, nous a-t-il dit, " s’accorde avec ma philosophie du partage de la connaissance, et me relie avec le reste de l’humanité ". Il croit que nous avons " un devoir " de partager la connaissance " sans arrière-pensée de reconnaissance ". " Wikipédia est le renouvellement du concept du ‘College invisible’ (université populaire ?) pour le XXIe siècle ". Un étudiant non-voyant a un point de vue différent. " C’est presque comme jouer à un jeu vidéo mais c’est vraiment utile parce que cela aide quelqu’un quelque part dans le monde à obtenir des informations qui ne sont pas encombrées par des âneries ", nous dit-il. " Je me pense comme un enseignant ", dit Einar Kvaran, un " historien de l’art sans titre uniersitaire ", qui passe à peu près six heures par jour à écrire des articles sur l’art et la sculpture américains. Comme les bloggers et les développeurs amateurs de sites web, les contributeurs de Wikipedia apprécient la possibilité de diffuser leurs travaux et de participer à l’édification d’un espace public du web. 62 Est-ce que les
professionnels de
l’histoire doivent se joindre à ces historiens amateurs et
venir
écrire des articles dans Wikipédia ? Ma réponse
est
oui. 63 " J’ai estimé ma compétence était mise en doute " écrit l’historien J. Hoffmann Kemp quand il se retire du projet en août 2002. " Je suis trop fatigué pour participer davantage " 64. Même Jimmy Wales, pourtant plus conciliant que Sanger avec les " contestataires ", s’est plaint d’ " une tendance regrettable à ne pas respecter l’histoire comme une discipline scientifique ". Il voit la confirmation de cette tendance dans des articles historiques qui synthétisent des " travaux ne respectant pas les règles de la profession " et qui " produisent de nouveaux discours et interprétations historiques à partir de sources primaires pour appuyer leur vision des évènements ". Il note que " ceux-là même qui comprennent tout à fait pourquoi Wikipédia ne doit pas élaborer de théories originales en physique en citant le résultat d’expériences, puis en faire une synthèse les présentant comme quelque chose de nouveau pourraient ne pas voir combien cela s’applique tout autant à l’histoire "65. Le respect dont Wales fait montre envers l’histoire comme discipline (voir son interdiction d’une recherche ou d’une nterprétation originales), comporte un revers, celui de limiter le rôle des historiens professionnels dans Wikipédia. " Pas de recherche originale " signifie qu’une interprétation aussi novatrice que celle portant sur Warren Harding, appuyée sur des sources récemment exhumées, n’aurait pas sa place dans l’encyclopédie. Si bien que d’un côté, Wikipédia " accueille avec empressement les experts et les universitaires ", de l’autre, elle affirme également que " de tels experts n’occupent pas une position privilégiée au sein de Wikipédia. Ils ne peuvent se citer ni renvoyer à leur bibliographie sinon à la troisième personne, et doivent respecter la neutralité du point de vue (NPOV). Ils doivent aussi citer la bibliographie consultée, et ne peuvent utiliser un savoir non publié comme source d’information (qui ne pourrait être vérifiée) ". 66 S’attarder sur l’interdiction d’une recherche originale ne suffit pas à rendre compte des différences entre professionnels et amateurs. D’une part, l’expertise historienne ne réside guère dans la maîtrise d’une quelconque série de faits obscurs. Elle repose bien plutôt sur une connaissance approfondie d’une grande variété de travaux déjà publiés et dans la capacité à faire la synthése de ces travaux et de ces faits. Il est bien plus facile de s’accorder sur la " vérifiabilité " ou même la " neutralité " que sur " la signification historique ". Un compte-rendu précis et honnête pourrait n’offrir aucun intérêt pour les historiens professionnels ; c’est la différence que font d’aucuns entre l’histoire et la simple recension des faits et objets du passé. Par conséquent, le conflit entre professionnels et amateurs ne se résume pas forcément à savoir si les gens font de la bonne ou de la mauvaise histoire mais dans un conflit plus complexe (et plus intéressant) quant à l’histoire qu’il faut écrire. Comparer la gratuite Wikipédia à la ANBO qui a coûté beaucoup d’argent serait ériger le travail historien professionnel en un standard unique d’écriture transhistorique et transculturelle alors même que nous savons qu’il y existe beaucoup de manières d’écrire et de parler du passé. Ce qui est particulièrement intéressant et révélateur à propos de Wikipédia, c’est la réflexion qu’elle permet sur ce que l’on pourrait appeler une " poétique de l’histoire populaire ", un histoire qui suit des règles différentes de celles du travail professionnel traditionnel. 67 Une différence qui saute aux yeux, c’est l'attrait pour les détails étonnants, amusants ou bizarres—quelque chose que Wikipedia a en commun avec d'autres formes d'histoire populaire comme les articles du American Heritage. Examinons certains détails que les Wikipédiens incorporent dans leur biographie de Lincoln et qui ne trouvent pas place dans le portrait réalisé par McPherson : le fait que Lincoln ait le même anniversaire que Charles Darwin ; ses surnoms ("Fendeur d'échalas" apparaît deux fois); son édit érigeant le Thanksgiving en jour férié national ; et la fin de sa lignée avec la mort de Robert Beckwith en 1985. Sans surprise, Wikipedia consacre cinq fois plus d'espace à l'assassinat de Lincoln que l’article pourtant long de l’ANBO. 68 La même prédilection pour les détails frappants est apparente dans d'autres portraits. On apprend dans la biographie de Harding que le socialiste Norman Thomas était vendeur de journaux pour le Marion Daily Star (dont Harding était propriétaire), que Harding avait atteint le rang de Maître Maçon, et qu'Al Jolson et Mary Pickford sont venus à Marion, dans l’Ohio, pour être photographiés avec lui pendant la campagne de 1920. Elle consacre deux paragraphes à des considérations sur le métissage de Harding et cinq paragraphes à ses liaisons extraconjugales. Pendant ce temps, des thèmes centraux – la politique intérieure et extérieure, la loi Sheppard-Towner de 1921 sur la maternité et la petite enfance, la limitation de l'immigration et les traités navals - sont négligés ou survolés rapidement. Nous apprenons de même que Woodrow Wilson appartenait à la fraternité Phi Kappa Psi et a écrit ses initiales sous une des tables de la faculté d'histoire de l'université Johns Hopkins, mais rien sur sa pratique du droit ou sur son parcours intellectuel à l'université de Princeton.69 La vision de l'histoire de Wikipedia n'est pas seulement plus anecdotique et pittoresque que celle de l'histoire professionnelle, elle est aussi - là encore, comme beaucoup d'histoires populaires - plus factuelle. Cela se reflète dans le débat permanent sur le pdvn (point de vue neutre), mais on le voit aussi à l'obsession des listes. L'article sur FDR mène à la fois à un état de tous les présidents mais aussi à des listes de tous les secrétaires de l'intérieur, tous les présidents du Comité National Démocrate, tous les événements clés qui ont eu lieu un 12 avril (jour de la mort de Roosevelt), et toutes les naissances d'importance en 1882 (son année de naissance). Du point de vue des historiens professionnels, le problème de l'histoire selon Wikipedia n'est pas qu'elle ignore les faits mais qu'elle les élève au-dessus de tout et gaspille du temps et de l'énergie (comme beaucoup de collectionneurs) à organiser ces faits en catégories et listes. Enfin, l'histoire à la Wikipedia est "présentiste" d'une manière légèrement différente de celle de l'histoire professionnelle - où, par exemple, une victoire conservatrice aux élections nous conduit à réévaluer le conservatisme dans le passé. Les articles de Wikipedia portent souvent sur des sujets qui alimentent des controverses publiques récentes, alors que les historiens de métier les ignorent. Ainsi, le thème de la sexualité de Lincoln - qui n'est pas abordé par McPherson - prenait une telle place dans Wikipedia qu'en décembre 2004 un article distinct de 1 160 mots a été créé, en liaison avec l’ouvrage récent mais controversé de C. A. Tripp "Le monde intime d'Abraham Lincoln". L'article sur la guerre hispano-américaine examine en détail le fait de savoir si le Maine avait été coulé par une mine (un sujet traité par National Geographic en 1998) mais ignore d’autres éléments importa nts aux yeux des historiens professionnels, comme l’analyse de Kristin L. Hoganson selon laquelle la "politique des sexes " (gender politics) a provoqué la guerre. 70 Le fait que l’article le plus récent du National Geographic influence les articles de Wikipédia, plutôt que le dernier ouvrage publié par les presses universitaires de Yale reflète le fait que les historiens de Wikipedia vivent dans un monde différent de celui des historiens universitaires. Bien que Wikipedia encourage ses auteurs à " citer leurs sources", cette recommandation est rarement respectée alors qu’elle est la règle dans les revues scientifiques, où auteurs et éditeurs sont scrupuleux dans l’exactitude des citations. De plus, les bibliographies qui accompagnent les articles de Wikipedia sont souvent incomplètes et perimées, ce qui serait un péché mortel pour des historiens de métier. Les Wikipediens sont conscients de l’existence d’une communauté élargie des " historiens". Mais pour eux, la communauté des autres Wikipédistes passe avant tout le reste. Ceci explique la surabondance des liens vers d’autres articles de Wikipédia. Une biographie de Lincoln qui met en avant des controverses sur sa sexualité, qui insiste sur sa date de naissance, ses surnoms, et son assassinat n'est pas " erronée", mais ce ne ressemble en rien à ce qu’un historien de métier comme McPherson pourrait écrire. Les historiens professionnels qui prendraient le temps de consulter Wikipedia auraient beau jeu d’aller corriger l'année où la cour suprême a annulé le NIRA, mais il leur faudrait davantage de temps pour effacer tous les passages sur les surnoms de Lincoln. Les Wikipédiens admettraient, tout comme les historiens professionnels, que la décision de la Cour suprême a bien eu lieu un jour précis, mais ils refuseraient d’imaginer que les surnoms de Lincoln puissent être considérés comme " sans importance " ou " sans intérêt. ". Dès lors, les historiens professionnels auront à décider quelle part de leur " autorité " scientifique ils sont disposés à "partager " dans ce nouvel espace public.71 Changer des lecteurs ou des auditeurs en collaborateurs, cela peut être déstabilisant, mais ce sera également instructif. Un doctorant dans une université prestigieuse (Ivy League) a participé activement à la rédaction de Wikipédia. Il explique : je me sers de l’encyclopédie pour pratiquer l’écriture à destination d’un public non-universitaire, et pour m’assurer de ma compréhension des sujets (rien de tel que l’écriture pour mémoriser les choses). Il ajoute : " je considère mes contributions à Wikipedia comme informelles et relativement anonymes ; j’adopte un comportement beaucoup plus direct que dans un cadre professionnel (c'est-à-dire, que je n’hésite pas à dire aux gens qu’ils ne savent pas ce dont ils parlent). " 72 Si Wikipedia nous enseigne, à nous (et à nos étudiants) à nous adresser plus clairement à un public élargi, à dire plus clairement ce que nous avons en tête, alors Wikipedia aura un impact positif sur la culture universitaire. Mais une question beaucoup plus large au sujet de la culture universitaire est celle de savoir si les méthodes et les démarches qui ont si bien réussi dans le cas de Wikipedia peuvent également avoir des effets positifs sur la manière dont le travail savant est produit, partagé, et discuté. Wikipedia incarne une vision optimiste de la communauté et de la collaboration qui agit déjà sur le meilleur de la production académique. Le sociologue Robert K. Merton a parlé " du communisme de l'éthique scientifique " et le partage d’un savoir communautaire est un idéal que beaucoup d’historiens défendent et que la plupart de nos pratiques reflètent, même si d’autres visions plus individualistes et compétitives ont la vie dure. 73 La technique wiki
peut-elle stimuler
l’élaboration collaborative de la connaissance historique
? Une
piste prometteuse serait de mettre l’énergie des amateurs
et des
passionnés au service de la recherche historique. Ce ne serait
pas
une totale nouveauté. Il suffit de penser aux
générations
des érudits locaux qui ont collecté, archivé et
organisé
des documents historiques dont les historiens professionnels se sont
ensuite
servis pour leurs travaux. La nouvelle technologie de l'Internet permet
d’envisager de démultiplier les efforts en faveur
d’une production
mutualisée, telle que la définit le juriste Yochai
Benkler.
Selon lui, le caractère central d’une telle production "
c’est que
des groupes d'individus collaborent avec succès sur des projets
à grande échelle, à partir d’une grande
variété
de motivations personnelles et de marqueurs sociaux, plutôt
qu’à
partir des commandes marchandes ou éditoriales ". Cependant, Benkler l’a montré, la production mutualisée dépasse de beaucoup le domaine du logiciel libre ; Wikipedia en est une bonne illustration. Le projet de la NASA intitulé " Ames Clickworkers " en est un autre exemple, qui peut intéresser les historiens professionnels : il a fait appel à des volontaires pour identifier et classer les cratères sur des cartes de Mars et pour passer au crible le paysage martien afin de détecter les zones susceptibles de comporter des cratères. En six mois, plus de 85.000 personnes ont consulté le site internet, pour au total près de 2 millions d'entrées. Une analyse des résultats permet de constater que " le travail automatisé d’un grand nombre d’internautes est quasiment équivalent à celui d'un géologue professionnel ayant consacré de nombreuses années à identifier des cratères de Mars. " 75 Les bataillons de généalogistes qui ont numérisé des milliers de documents sont sans doute l’équivalent le plus proche des internautes volontaires de la NASA. Ainsi, des volontaires travaillant pour l'Église de Jésus-Christ des Saints des derniers jours ont numérisé dans les documents d’archives relatifs aux 55 millions de personnes recensées en 1880 aux États-Unis et en 1881 au Canada. Le résultat est consultable sur le site internet de l’Église, dans la rubrique recherche généalogique. Le projet Gutenberg, un autre exemple de mutualisation, a créé une bibliothèque numérique de 15.000 e-textes à partir de livres en domaine public. Les logiciels d’OCR sont devenus peu coûteux, et les textes obtenus sont de qualité raisonnable (1 à 5 % d’erreurs à corriger). Obtenir un texte parfait coûterait davantage. C'est là qu’entrent en scène " les correcteurs d'épreuves " - cette méthode collaborative permet de faire travailler simultanément plusieurs correcteurs et de partager la charge de travail. C’est de cette manière que la moitié des livres du Projet Gutenberg a été numérisée et vérifiée. 76 Pourquoi ne pas utiliser une technique semblable pour numériser des sources manuscrites qui autrement ne seraient jamais diffusées ? Les volontaires pourraient récupérer en ligne les archives de la famille Cameron dans la " Southern Historical Collection ", sous forme d’images scannées, et se partager la saisie du contenu. Il serait ensuite possible de mettre en œuvre des techniques de validation inspirées des " Ames Clickworkers " ou des correcteurs d’épreuve. Il serait aussi possible de transcrire de cette façon des volumes énormes d’archives sonores, par ex les enregistrements de Lyndon B. Johnson : les techniques actuelles ne permettent pas encore une transcription automatique parfaite, et coûtent bien trop cher. Max J. Evans, le directeur de la National Historical Publications and Records Commission a présenté un projet voisin : il souhaiterait la mise en place d’un groupe de volontaires chargés de la numérisation des données. Ce groupe pourrait indexer et inventorier les dépôts d’archives qui sont encore trop négligés. Selon lui, une telle démarche pourrait tirer profit de l’aide d’utilisateurs individuels ou de groupes organisés qui pourraient travailler à domicile et à distance. 77 Dans un tel projet, les obstacles sont plus humains et sociaux que techniques. Concevoir des systèmes capables de mettre en ligne des archives scannées ou des enregistrements sonores ne pose pas de problème. Il est plus compliqué de motiver des volontaires prêts à s’investir dans de tels projets. Mais qui aurait pensé que 85.000 personnes répondraient à l’appel de la Nasa sur les cratères de Mars ? Qui aurait pensé que 60.000 personnes écriraient et ou corrigeraient des articles pour Wikipedia ? Bien sûr, la majorité des internautes sont sans doute plus attirés par les cratères de Mars que par les journaux intimes des femmes du XIXe siècle. Néanmoins, comme Benkler l’a écrit, de tels projets ont démontré " le profit que l’on peut tirer de la mutualisation de compétences humaines sous-utilisées, en termes de créativité, d’intelligence et d’engagement dans un effort intellectuel ". 78 Si l'Internet et la notion de la production mutualisée permettent de mobiliser l’enthousiasme d’historiens volontaires afin de produire un volume énorme d’archives numérisées, comment peut-on imaginer mobiliser et coordonner de la même manière le travail d’historiens professionnels ? Une part considérable de ce travail historique repose déjà sur le bénévolat - le fonctionnement des comités éditoriaux ou encore l’organisation des colloques - tout ceci suggère que les historiens professionnels sont prêts à donner de leur temps pour faire avancer la recherche historique. Mais sont-ils prêts à franchir l’étape suivante, c’est-à-dire abandonner la reconnaissance individuelle et la propriété intellectuelle comme le font les Wikipédiens ? Pourrions-nous, par exemple, écrire à plusieurs mains un manuel d'histoire des EU qui serait en accès libre et gratuit pour tous nos étudiants ? Après tout, les deux douzaines de manuels en usage dans nos universités se recoupent massivement, aussi bien dans les contenus factuels que dans l’interprétation. Malgré tout, cela n'empêche pas chaque éditeur de demander aux auteurs de systématiquement repartir de zéro. Un manuel " libre " garantirait non seulement un accès libre à la lecture, mais il permettrait à chacun de contribuer librement à la rédaction. Un enseignant qui n'apprécierait pas la présentation de la guerre de 1812 pourrait écrire une autre version, libre aux autres utilisateurs de l’intégrer ou non à l’ouvrage. De même, un professeur qui estimerait que l'histoire du Nouveau-Mexique au XIXe siècle occupe une place insuffisante pourrait proposer de compléter le chapitre. Cette proposition s'inspire du modèle totalement ouvert utilisé par Wikipédia. Or, l’encyclopédie en ligne, qui met l’accent sur l’information purement factuelle, n’a pas à régler les problèmes complexes d’arbitrage entre interprétations contradictoires que pose la production de manuels (sans parler d’articles universitaires). Une production peut être mutualiste tout en répondant quand même à certaines règles. Après tout, nous n'avons pas tous la capacité de récrire le noyau de Linux. Chacun peut apporter des idées ou du code informatique, mais un comité restreint décide en dernier ressort ce qui sera incorporé à la version finale. Ainsi, PlanetMath, une encyclopédie mutualiste de maths en ligne, utilise un modèle différent de celui de Wikipédia. Aaron Krowne, un des fondateurs, l'explique : chaque article dépend d'un responsable - en général celui qui a initié l'article. Tous les utilisateurs peuvent proposer des révisions, mais seul le responsable de l’article peut les intégrer. Ce dernier peut aussi donner des droits d'écriture à certains usagers qui ont gagné sa confiance. Cette technique a peut-être le défaut de décourager la participation spontanée ; elle concentre certes la charge de travail sur un nombre plus limité de participants à l’entreprise, mais elle renforce considérablement le rôle des experts en supposant que le " responsable de l’article est de facto l’expert du sujet concerné, qu’il le connaît mieux que les autres, qui doivent donc s’en remettre à son jugement". 79 Même ainsi, un tel modèle de production du savoir universitaire soulève encore d’évidentes difficultés pratiques. Comment gérer les controverses scientifiques qui sont au cœur de l'écriture historique savante ? Comment valider ce travail, une étape si importante dans notre culture professionnelle ? Pourrait-on prendre en compte la simple " collaboration " à un tel projet dans l’avancement d’une carrière? Il n'y a pas de solution simple. Mais il est intéressant de noter que l’altruisme n’est pas la seule motivation des contributeurs aux logiciels libres. Leur notoriété - et par conséquent leur " employabilité " - bénéficie grandement de leur participation à de tels projets. Et nous reconnaissons déjà le travail effectué en collaboration, par exemple l’investissement dans un comité éditorial. De plus, les projets collaboratifs ne sont pas aussi libres et exempts de conflits que leurs partisans voudraient le faire croire. Créer et développer de tels projets impose des coûts d’organisation importants, - ce que les économistes appellent " coûts de transaction ". Quelqu'un doit payer les serveurs et la bande passante, prendre le temps d’installer et de mettre à jour le logiciel. Wikipedia n'aurait jamais réussi son envol sans l’appui de Wales et de Bomis. Encore récemment, des campagnes de collecte de fonds ont été menées pour financer des dépenses importantes et croissantes. Au total, Wikipedia et Linux prouvent qu'il est possible de produire des encyclopédies et des logiciels autrement que selon le modèle commercial et hiérarchique incarné par Bill Gates et Microsoft. Dès lors, qu’ils envisagent ou non d’utiliser des modèles alternatifs dans leur propre travail et dans la diffusion de leurs recherches, les historiens devraient prêter une attention plus soutenue à leurs concurrents de Wikipedia, qui ont pris une longueur d’avance. Ils ne devraient pas imiter Microsoft qui a joué la politique de l’autruche et qui a mis beaucoup de temps avant de s'inquiéter de l’ombre que pouvait lui faire Linux, un système d’exploitation peu connu mais emblème majeur du logiciel libre. traduction collective, à améliorer avec votre
aide, d'après
l'article de Roy Rosenzweig.
mise en ligne DL 11/2006 |