" Fin de partie ? "
Yvan CARLOT, IUFM de Lyon
sur le sort de la géographie scolaire -02/2003
AFDG - Humeurs -
Ces lignes ne sont que le point de vue personnel d'un "formateur permanent d'IUFM" en Histoire-Géographie ( et plus particulièrement de géographie depuis quelques années ). Mais le contexte dans lequel se déroulent la formation initiale et l'observation de multiples signes inquiétants dans l'enseignement secondaire justifie ces pages. Il n'est pas dans mon habitude de prendre la plume pour étaler mes "états d'âme". Aussi certains penseront que je tombe dans le pessimisme. Mais à lire les récents ouvrages et articles parus, ce pessimisme semble fort partagé par nombre d'auteurs se préoccupant de didactique de la discipline. Et cette évidence : une inquiétude multiforme de plus en plus vive se fait jour sur le devenir de la géographie enseignée dans le secondaire. Ce texte n'est qu'une tentative de mise en ordre d'arguments déjà avancés. Cette tentative n'est faite que pour solliciter un débat afin d'envisager des pistes qui permettraient de sortir la géographie scolaire de cette impasse dans laquelle elle semble se trouver... Personnellement, ni déception, ni dépit. Je vous invite à m'accompagner un peu sur le chemin que j'emprunte actuellement.
Pour comprendre cette inquiétude, il faut rechercher dans deux domaines distincts la genèse de celle-ci. Dans le domaine interne, celui de la géographie scolaire, il s'agit principalement de s'interroger sur sa fonction sociale et sur le contexte didactique qui lui est propre. Dans le domaine externe, celui du cadre éducatif dans lequel s'insère la discipline, il s'agit de rappeler les problèmes du système scolaire, des formations initiale et continue ; problèmes qui influent fortement sur l'enseignement de la géographie. Ce deuxième volet est bien connu et largement analysé, mais on ne peut l'évacuer si l'on veut saisir dans sa globalité l'interrogation présente. Aussi je me contenterai d'en rappeler pour mémoire les principaux éléments. Je vais essayer d'argumenter plus précisément ce qui est du ressort de la géographie du secondaire.

TOUT D'ABORD, QU'EN EST-IL DE LA GEOGRAPHIE, DISCIPLINE SCOLAIRE ?

Une fonction sociale mal affirmée :

Je pense que la Géographie en tant que discipline scolaire est en situation de "coma dépassé". Le premier et principal élément de justification d'une affirmation aussi lourde de sens est à chercher dans la relation entre cette discipline et la Société. N'ayant pas su faire la preuve de son utilité sociale, la géographie scolaire semble condamnée à plus ou moins long terme. On peut poser la question sur un autre versant : les enseignants de géographie ont-ils été capables de mettre en avant et d'expliciter ce que la Géographie peut apporter à la Société ? Objectivement pour les élèves, leurs parents et même pour nos collègues qui l'enseignent dans le secondaire, en particulier en collège et lycée professionnel : " la géographie, ça sert à quoi ? ". Aucune réponse claire, immédiate, argumentée ne viendra étayer la célèbre question de Y. LACOSTE. Essayez ! Nous mêmes, "spécialistes" nous ne pouvons qu'avancer des formules généralistes " comprendre le monde qui nous entoure", ou des motifs pédagogiques "maîtriser l'abstraction", "construire du raisonnement", .... nous trouverons toujours de bons motifs pour justifier l'intérêt de la géographie mais cet intérêt reste très intellectualisé, centré sur la discipline et non sur les attentes sociales. JJ . BAVOUX ( A. Colin 2002 p. 163 ) répond : "ça sert, d'abord, à donner du bonheur". Personne ne peut être en désaccord avec cette affirmation ! Au-delà de cette conviction, JJ. BAVOUX masque mal son inquiétude quant au devenir de la discipline. Toute la troisième partie de son ouvrage en témoigne, en particulier le chapitre XII consacré à son enseignement.

Au quotidien, qu'en est-il réellement ? Concrètement, "la géographie, ça sert à quoi ?" À peine pour certains, à lire des cartes. Aussi, doit-on envisager un scénario catastrophe, c'est-à-dire une disparition de la géographie scolaire des cursus, comme en Italie ? Sans que soit fondamentalement affectée la géographie enseignée à l'Université tant le découplage est fort. La géographie, discipline universitaire qui s'est nourrie à l'origine des attentes l'enseignement secondaire se maintiendra. Comme se sont maintenues les études gréco-latines à l'Universisté alors que le grec et le latin ont pratiquement disparu de l'enseignement secondaire. L'Histoire s'affranchira de la Géographie : la fin d'un mythe ! L'utilité sociale de l'Histoire est mieux perçue à travers la mémoire, le patrimoine, la Nation... et de ce fait cette discipline n'est pas menacée comme peut l'être la géographie scolaire. Reposant sur une base de légitimation mieux cernée, l'Histoire ne subit pas cette désaffection.

Il semble qu'il existe une sorte de "déficit initial" de légitimité du fait du rattachement de l'histoire-géographie aux sciences sociales. L'équipe de recherche "A3/2" - articulation troisième/seconde - à propos de la transposition didactique et du statut des savoirs scolaires ( J. COLOMB INRP 1999 p. 10/15 ) pointe ce déficit, même si par prudence, les commentaires laissent la possibilité de nuancer par d'autres analyses. Il paraît actuellement improbable au vu de l'importante évolution épistémologique de la discipline au cours de ces dernières décennies que la géographie quitte le domaine des sciences sociales pour se positionner comme science dure afin d'accroître sa légitimité. Le voudrait-elle, le pourrait-elle ?

Même en affichant haut et fort dans les finalités la dimension civique de la discipline, cela ne justifie pas son utilité ni ne donne du sens à l'enseignement de la géographie. Cela reste une formule incantatoire mollement reprise et même vite oubliée par de trop nombreux collègues plus préoccupés à "terminer les programmes " ou à "tenir leurs classes ". Doit-on pointer l'incapacité de ces derniers à mettre des liens et à les expliciter entre disciplines histoire- géographie et formations civiques ? Ou d'une autre manière, dire que les enseignants expriment ces finalités civiques mais n'élaborent pas en conséquence leurs séquences de cours de géographie pour construire ces finalités ? Donc une incapacité à influer, à agir sur les élèves pour un apprentissage délibéré au civisme en prenant appui sur des sujets d'étude en géographie ? Pourtant, la géographie possède, semble-t-il, les thèmes, les outils, les démarches pour mobiliser les capacités intellectuelles et l'ouverture sociale des élèves. Mais ne se heurte-t-on pas, dans ce cas précis, à la résistance du modèle disciplinaire "des 4R " ( F. AUDIGIER 1993 ). En effet entre "Réalisme" et "Refus du politique" se crée une tension (1) à laquelle les enseignants tentent d'échapper en se repliant sur les savoirs à enseigner en grande partie décontextualisés des réalités sociales des élèves. Ce qui nous renvoie au problème complexe de la formation initiale et de l'ancrage insuffisant de cette formation aux finalités sociales de son enseignement.

Après avoir supprimé les programmes d'éducation civique à l'efficacité qui s'est révélée des plus médiocre, la dimension civique a été injectée comme finalité à l'Histoire -Géographie pour servir de légitimation à ces deux disciplines. Il semble que l'Histoire soit plus apte à capter ces finalités civiques au travers de notions, de valeurs comme démocratie, république, droits de l'homme. Mais qu'en est-il réellement pour la Géographie ? Enfin, pourquoi avoir mis en place l'ECJS ? N'est-ce pas une sorte de reconnaissance indirecte d'un nouvel échec ? Les journées nationales de l'Inspection Générale de l'Education Nationale qui se sont tenues à Amiens du 3 au 6 juin 1991 avaient pour objet principal de réfléchir sur "quelle géographie enseigner du collège au lycée ? ". Il s'agissait avant tout de positionner la Géographie scolaire par rapport aux divers courants qui traversaient la Géographie universitaire en se querellant à l'époque vigoureusement. Durant ces journées, les participants cherchaient à sortir la géographie scolaire d'une crise d'adaptation, mais il n'a été nullement question d'une remise en cause radicale de l'utilité sociale de cette discipline. Dans la conclusion de ce séminaire, Pierre DESPLANQUES ( CRDP Picardie 1992 - p. 158/159 ) avait été on ne peut plus clair : la géographie scolaire n'avait pas à prendre parti pour l'une ou l'autre de ces écoles ni être instrumentalisée ou être otage de l'une d'entre elles. Pour cela, revenir à la "tradition géographique"  " ( localisation, organisations et différenciations spatiales, échelles ) et pour "dispenser la connaissance et procurer l'intelligence du monde, ces deux éléments étant indissociables ", traiter de situations géographiques "qui tiennent à des conflits, à des choix de sociétés ou de civilisations". C'est-à-dire, faire une géographie concrète ( Cf. l'atelier 5 "Agir dans l'espace terrestre : enseigner une géographie utile et applicable" ) ancrée sur des problèmes d'actualité où l'espace est enjeu. Onze ans après, où en sommes nous ? Cette piste me semble plus que jamais d'actualité et garde toute sa force.

Un contexte didactique disciplinaire complexe.

Côté professeurs de géographie, on est en présence d'une révolution copernicienne inachevée. Tout d'abord, le déséquilibre entre historiens et géographes de formation universitaire initiale est si flagrant qu'il conditionne en grande partie les pratiques enseignantes et la façon dont est perçue la géographie, la façon dont elle est enseignée. Ne serait-ce que le difficile équilibre horaire entre histoire et géographie, souvent rappelé mais rarement réalisé. Certes, c'est devenu un lieu commun mais c'est une donnée incontournable avec une série de conséquences parfaitement répertoriées :
- La première concerne le positionnement de la géographie dans le domaine des sciences sociales. Nombre de professeurs n'en n'ont pas une vision claire et agissent encore avec des représentations anciennes de la discipline. L'héritage vidalien reste vivace en particulier cette conception de la géographie comme science de synthèse. Un fossé béant se creuse entre ces praticiens perpétuant cet héritage faute d'une remise à niveau réelle, et les avancées épistémologiques et didactiques de la géographie scolaire.
- La seconde est dans la logique de ce qui vient d'être énoncé. Toutes ces avancées mettaient au centre du système l'élève et ses représentations et non plus les savoirs géographiques. Beaucoup n'ont pas franchi ce pas et d'autres hésitent car la recherche en didactique de la discipline leur paraît lointaine, complexe, repoussante du fait de la diversité des chemins explorés. On assiste même, pour certains, à un "repli sur les contenus". Leurs pratiques étant encore directement héritées de l'Ecole française de la géographie, le décalage devient un handicap pour la diffusion d'innovations.
- La troisième est cette "technicité " de la géographie qui rebute. Celle-ci prend plusieurs aspects. Par exemple, son vocabulaire spécifique d'autant plus difficilement maîtrisable que la polysémie est une constante, que les concepts associés ne sont pas tous "stabilisés"et que se produisent de très nombreux glissements de sens. Les débats sur "système-monde" et mondialisation comme sujet d'étude dans les programmes sont encore très présents. Par exemple encore, la carte outil et objet d'étude indissociablement liée à la discipline continue à faire peur ; pas aux élèves mais à une majorité d'enseignants. Elle est aussi l'objet de nombreuses confusions, ne serait ce qu'entre croquis cartographique et modèle ( J. FONTANABONA INRP 2001 ). Par exemple encore, l'approche systémique mal comprise... Ces représentations perdurent et sont préjudiciables à la géographie scolaire. - La quatrième est l'illusion de la réalité, source de multiples ambiguïtés. Trop d'enseignants considèrent encore que ce qu'ils disent, ce qu'ils "démontrent" par les images, les paysages, les cartes, les graphes, les textes sont des éléments de la réalité géographique. D'où l'idée répandue de "faire du concret " alors qu'il ne s'agit trop souvent que d'éléments reconstruits et décontextualisés issus de la "vulgate". On ne peut que constater le verrouillage de toute tentative d'explication et d'interprétation nuancée et donc de toute dimension critique. Les manuels scolaires participent à cette construction du "discours de vérité" : comment former dans ces conditions le jugement des élèves ? .

Les manuels scolaires de géographie occupent en effet une place originale dans le contexte didactique disciplinaire. Ils ont un rôle déterminant dans la construction de la culture scolaire géographique en façonnant par les textes auteurs mais surtout par l'iconographie, les activités mises en place et les dossiers proposés, un discours consensuel sur le monde assez homogène d'un ouvrage à l'autre. Outils très sophistiqués et très coûteux du point de vue réalisation ( en particulier le coût des photographies et des cartes ) les manuels de géographie font de la surenchère sur un marché où la concurrence éditoriale est forte. Pour éviter des déboires financiers, les auteurs sont tenus de se conformer à des standards correspondant aux attentes de la majorité des géographes. Les manuels participent ainsi au maintien et au renforcement de la vulgate disciplinaire ( P.CLERC PUR 2002 ). Servant de référence pour les enseignants, leur utilisation reste pourtant irrégulière et problématique. À côté de ces ouvrages, les cahiers de TP ou d'activités dirigées se sont multipliés surtout dans l'enseignement professionnel. Leur utilisation massive aggrave la désaffection des élèves par des séries d'activités fonctionnelles qui occupent le temps mais ne permettent nullement de construire du sens, ni du raisonnement. Les éditeurs et leurs auteurs jouent un sale tour à la géographie scolaire.

Les modes d'explications géographiques et les types d'argumentations mobilisés dans les cours ne permettent généralement pas de construire un raisonnement géographique cohérent et mobilisable par les élèves. Ce qui contraint les élèves à exercer plus leur mémoire que leurs capacités à argumenter, à raisonner ( G. HUGONIE IG/SEDES n° 3 -1999 ). Et par facilité et gain de temps, le professeur de géographie construit le savoir sur une démarche explicative souvent inductive mobilisant une chaîne réduite d'arguments s'apparentant à des lieux communs, de fausses évidences et peu mobilisatrice d'intérêt de la part des élèves. Là encore la finalité de formation intellectuelle de la géographie n'est pas atteinte, en particulier l'apprentissage de la complexité.

Car du côté des élèves, l'acte d'apprendre de la géographie devient un exercice extrêmement difficile. Tout d'abord parce que le vocabulaire spécifique géographique s'avère un obstacle redoutable à surmonter. Que peuvent comprendre des élèves qui ne maîtrisent parfaitement qu'environ 250 mots de français comme c'est maintenant le cas en lycée professionnel ? Se pose aussi fort justement la question de lisibilité des manuels de géographie et D. NICLOT ( IG/SEDES n°2 - 2000 ) montre que ceux-ci demeurent encore beaucoup trop complexes au niveau des phrases et du vocabulaire, rendant illusoire un usage autonome du manuel. Ces élèves peinent aussi face aux "explications tronquées ou implicites" pour reprendre l'expression de G. HUGONIE. Car, faute de références et de maîtrise du vocabulaire, ils ne peuvent reconstituer les enchaînements manquants de la trame argumentative utilisée par le professeur. Et l'usage de la métaphore permet trop souvent aux enseignants de faire l'économie d'une argumentation solidement structurée, bloquant ainsi la construction du raisonnement géographique ( C. ARNOULD et C. MANGIN IG/SEDES n°3 - 2000 ).

CADRE SCOLAIRE ET ENSEIGNEMENT DE LA GEOGRAPHIE

Tout ce qui suit est connu de tous et a été largement débattu mais j'en rappelle les principales facettes, celles qui se mettent en synergie négative avec les arguments précédents.

Une évolution du système éducatif aggravante

Il se développe des phénomènes de résistances très perceptibles qui se renforcent et se multiplient, en particulier des résistances à toute idée d'innovation. En effet, les collègues enseignant devant des élèves pour qui nos disciplines n'ont plus aucun sens ( je pèse mes mots ), se trouvent fortement déstabilisés devant ce sentiment plus ou moins confus de leur inutilité. Ceci est parfaitement perceptible en collège, dans les classes de seconde et maintenant en lycée professionnel. Certes leurs cours "fonctionnent", les élèves travaillent à défaut d'adhérer aux objectifs de la discipline. De fait, les élèves font leur "métier d'élève" souvent avec application. Ils apprennent de la géographie car c'est dans le cursus scolaire, car c'est à l'examen. Mais que reste-t-il de la géographie ? Une image assez négative celle d'une matière de mémoire. Rarement l'image d'une discipline utile pour leur avenir. Les études et les enquêtes abondent en ce sens.

Quant aux collègues qui tentent par un recours appuyé à de l'ingénierie pédagogique parfois sophistiquée ( avec les TICE entre autres ), le découragement les guette car ils perçoivent à terme que l'efficacité pédagogique n'est pas pour autant renforcée de manière conséquente. Ceux qui s'engagent dans quelques pratiques innovantes, apparaissent aux yeux de leurs collègues comme des illuminés voire comme des kamikazes - car menaçant le délicat équilibre supposé atteint par les collègues dans leur établissement -. Au lieu d'apparaître comme des initiateurs, ces "pionniers" sont parfois perçus comme des repoussoirs à éviter. Je grossis à peine le trait. Et pourtant..... L'innovation en géographie prend un relief tout particulier dans ce contexte peu favorable ( JF.THEMINES et J. FONTANABONA INRP à paraître ). Parmi les enjeux de cette dernière, émerge la construction du sens en améliorant le "rapport disciplinaire, géographique, des élèves au monde" ( JF.THEMINES ) et donc renforcer ainsi l'utilité sociale qui fait défaut à la géographie.

Les enseignants sont aussi "malmenés" par l'institutionnalisation des innovations ( F. CROS INRP 2001 ) sans qu'il y ait des "garde-fous" sécurisant ou un temps suffisant d'adaptation qui leur permettraient de s'approprier sans crainte ces innovations. C'est un paradoxe fort : alors que l'innovation doit venir d'une volonté, d'une initiative propre à l'enseignant, c'est par le canal hiérarchique que vient l'impulsion - signe éclatant, à mon avis, de l'ampleur de ce phénomène de résistance que le Ministère et l'Inspection ont pris en compte -. Ces innovations institutionnelles sont très vite détournées, et en partie vidées de leur sens ( mais ceci n'est pas nouveau et parfaitement connu ). Un exemple : que sont devenus les modules de seconde ?

De ce fait, nos collègues se replient sur la seule chose qu'ils pensent un peu maîtriser, c'est-à-dire le disciplinaire, les connaissances que l'on qualifiera par facilité d'usage "d'universitaires". Mais comme l'a justement remarqué P. CLERC ( PUR 2002 p. 101/102 ), les professeurs de géographie font "le grand écart" car ils se leurrent sur la valeur des dits savoirs trop souvent limités à une compilation de manuels scolaires perpétuant de la sorte la "vulgate" ainsi que les représentations mentales et sociales transmises ; cette "reproduction légitime" concourant aussi à figer le "tableau du monde". Les collègues se replient sur les diverses formes du discours magistral, alors que celui-ci est de moins en moins efficace ( MJ. MOUSSEAU et G. POUETTRE dans J. COLOMB INRP 1999 p. 159/165 ). Ce qui ne fait qu'aggraver la situation. On dirait qu'une majorité de nos collègues ont "perdu la foi" en ce qu'ils font. Mais ils continuent à le faire par routine, par discipline administrative et par respect des élèves. À la condition non avouée qu'on les "laisse tranquilles" avec des pratiques ( dites "éprouvées" ) qui leur permettent de tenir les classes et de ne pas s'effondrer nerveusement et psychologiquement. La massification et la démocratisation de l'enseignement ont bouleversé en profondeur le système éducatif en faisant entrer en force les contradictions et les conflits de cette dernière, contraignant beaucoup de nos collègues du second cycle long à se replier sur une ligne défensive.

Des formations initiale et continue, malmenées.

Côté stagiaires, il y a une crise de confiance sourde mais profonde envers l'institution IUFM et ses formateurs qui sont accusés dans un même souffle de ne plus former et d'être en dehors des "réalités du terrain". Certes, quant on observe les plans de formation de deuxième année, il y a de quoi être dubitatif. Les "sciences de l'Education" pèsent actuellement très lourd au détriment du disciplinaire, accusé de tous les maux par ses détracteurs. Cet opprobre rejaillit dans le quotidien, en particulier avec la mise en doute systématique par les stagiaires de toutes propositions ou réflexions didactiques émanant des formateurs. Ils leur opposent la "force de vérité" du terrain et le "pragmatisme" des maîtres de stages : ce qui est générateur d'inertie et de reconductions de pratiques peu orthodoxes. Ces réticences posent clairement la question de la transférabilité des apports de la didactique et les conditions de cette transférabilité ( N. TUTIAUX-GUILLON ) car la didactique des disciplines est considérée avec méfiance et certains la rejettent même violemment. C'est une situation assez singulière pour la géographie au moment où sa didactique a fait une série d'avancées significatives pouvant la conforter dans ses finalités et la sortir des bricolages pédagogiques. Micheline ROUMEGOUS ( PUR 2002 ) en retrace les grandes étapes, mais souligne aussi comment la multiplication des axes de recherche en didactique et une demande associée de "légitimation scientifique" ont brouillé la perception de la didactique de la géographie, générant ainsi crispations et résistances. Résistances qui ont été inventoriées par MJ. MOUSSEAU et G. POUETTRE dans le cadre d'une expérimentation d'un modèle en formation dans le cadre de la recherche A3/2 ( J. COLOMB INRP 1999 p. 180/183 ) .

Cette évolution semble aussi s'inscrire dans un contexte plus large. On assiste à la résurgence d'un courant idéologique assez inquiétant. Celui-ci s'appuie sur des principes qui remettent en cause tout à la fois la formation initiale et indirectement les apports de la didactique. On peut les résumer par deux adages frappés au coin du bon sens :"du moment que l'on sait, on sait enseigner" et "c'est en forgeant que l'on devient forgeron". Lorsque l'on connaît les aberrations éducatives que ces principes ont générées, on peut être préoccupé. Les stagiaires, entre formateurs IUFM et maîtres de stages, trop souvent tranchent pour "le terrain", pour "le concret" dans un souci d'immédiateté sans prendre le temps de prendre un peu de recul. De ce fait, ils rechignent à tout décentrement critique sur les pratiques qu'ils mettent en place. Ils entrent ainsi dans la carrière avec de nombreuses rigidités initiales préjudiciables, rigidités que la formation continue ne peut pas lever hélas, dans son organisation actuelle. Il s'est créé une "situation d'urgence" que démontre avec vigueur Anne LE ROUX ( IG/SEDES n°1 - 2000 ). Notre collègue de Caen relève avec justesse une régression des représentations disciplinaires très préjudiciable pour l'avenir même de la géographie enseignée.

Des pistes en guise de conclusion

En procédant à cette petite lecture subjective au travers d'écrits récents de géographes et de didacticiens, il semble que la géographie scolaire soit frappée d'une espèce de langueur qui masque mal un profond malaise lié à un manque de lisibilité de la géographie enseignée ( au brouillage de son image ). Il paraît urgent que de nouveaux champs de recherche soient entrepris pour dresser un véritable état des lieux de la discipline.

Dans l'immédiat peuvent s'envisager quelques pistes de réflexion :G. HUGONIE au niveau des pratiques de classe et N. TUTIAUX-GUILLON au niveau de la formation ouvrent des perspectives pour contourner ces résistances, perspectives à mettre en place et à valider. L'enjeu est de rompre le "système auto-référencé" (2) comme le dénomme P. CLERC ( PUR 2002 p. 166/167 ) afin que l'innovation puisse retrouver sa place.

La commande institutionnelle que sont les programmes doit aussi accélérer sa mue à un rythme et selon des procédures mobilisatrices et motivantes. La géographie scolaire devrait aller plus vigoureusement vers une géographie "utile" ( ce qui ne veut pas dire utilitaire ). Cette transformation est amorcée avec la mise en place des études de cas. Celles-ci devraient porter prioritairement sur des enjeux sociaux ou économiques qui s'inscrivent dans les aménagements d'espaces précis afin de mieux ancrer cette construction civique qui fait défaut actuellement. Cette orientation nouvelle s'est progressivement inscrite dans programmes du secondaire comme dans l'enseignement professionnel : le point 5 du programme de première Bacc. Prof.( "Les citoyens et leurs territoires" ) et récemment le thème 7 du nouveau programme de CAP paru le 30 août 2002 ( "l'homme et sa planète aujourd'hui" ). On voit apparaître à cette occasion de nouveaux thèmes consensuels : les risques, l'eau... Ces nouveaux programmes de CAP sont aussi porteurs d'une orientation novatrice ; il s'agit non plus d'entrer par les notions difficiles à mettre en œuvre mais par des capacités. C'est un nouveau chantier prometteur sur lequel travaillent des pays comme le Québec et la Suisse romande ( F. AUDIGIER ). Cette entrée par une formulation des programmes en termes de capacités (3) pourrait peut-être résoudre en partie la difficulté grandissante de choix face à des projets éducatifs toujours plus délicats à formuler, face à une multiplication des savoirs et des pratiques de références.

 


Commentaires

(1) Cette tension vient du fait que de nombreux enseignants considèrent encore les connaissances géographiques comme du Savoir ( avec un grand S ) qui doit être fondamentalement "désincarné, sacralisé" et consensuel ( le R de Référent ). Le "refus du politique" est consubstantiel à cette conception. On ne doit pas s'écarter de cette optique d'autant que le Savoir est considéré comme la réalité scientifique. D'où la réticence pour les études de cas traitant d'un problème d'environnement, d'un problème d'aménagement, d'un problème de gestion de territoire, car "ce n'est pas faire de la Géographie ", puisqu'il faut analyser le rôle des acteurs, leurs prises de position, leurs choix ; c'est donc enfreindre le "refus du politique... Il semble néanmoins que cette attitude perd du terrain chez les professeurs de géographie.

(2) Pour P. CLERC, ce "système auto-référencé" s'organise autour de quatre pôles - programmes, examens, manuels, pratiques - liés entre eux par un jeu d'interrelations symétriques produisant un effet autobloquant. Il est complémentaire au modèle disciplinaire des "4R" analysé par F. AUDIGIER.

(3) On devrait dire compétences. Il ne s'agit pas d'une résurgence des capacités et compétences liées à la mise en place du contrôle continu et des référentiels. La démarche par capacités/compétences devrait être une des voies pour sortir du piège de l'encyclopédisme et de la fragmentation des programmes. Pour éviter toute méprise initiale, il n'est pas possible de construire la maîtrise d'une compétence sans contenus et selon F. AUDIGIER une compétence se définit ainsi : "c'est une mobilisation de connaissances dans un contexte donné sur une tâche complexe ; c'est un système qui se veut global" ( en termes de formation ).

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Remerciements à Nicole TUTIAUX-GUILLON et François AUDIGIER Novembre Décembre 2002Yvan.CARLOT@wanadoo.fr

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REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Ouvrages :

AUDIGIER, F. ( 1993 ) "Les représentations que les élèves ont de l'histoire et de la géographie. À la recherche de modèles disciplinaires, entre leur définition par l'institution et leur appropriation par les élèves " Thèse Université de Paris VII.

BAVOUX, JJ. ( 2002 ) "La géographie objet, méthodes, débats " Paris coll. U A. COLIN.

CLERC, P. ( 2002 ) "La culture scolaire en géographie " Rennes les PUR.

COLOMB, J., dir., ( 1999 ) "Un transfert de connaissances des résultats d'une recherche à la définition de contenus de formation en didactiques " Paris INRP.

CROS, F. ( 2001 ) " L'innovation scolaire " Paris INRP

FONTANABONA, J. ( 2001 ) "Cartes et modèles graphiques. Analyses de pratiques en classe de géographie " Paris INRP.

IGEN ( 1992 ) "Enseigner la géographie du collège au lycée " Actes et rapports pour l'éducation Paris/Amiens CNDP/CRDP Picardie.

ROUMEGOUS, M. ( 2002 ) "Didactique de la géographie enjeux, résistances, innovations " coll. Didact. Rennes les PUR.

Revues :

ARNOULD, C. et MANGIN, C. " Maudite métaphore " dans L'information géographique n° 3, 2000 p.265 à 275 SEDES.

HUGONIE, G. "Des explications dans la géographie enseignée " dans L'information géographique n° 3, 1999 p.132 à 138 SEDES.

LE ROUX, A. "Quelle formation initiale des professeurs de géographie du second degré " dans L'information géographique n° 1, 2000 p.76 à 87 SEDES.

NICLOT, D. " La lisibilité des manuels scolaires de géographie : l'exemple des ouvrages de la classe de seconde publiés de 1981 à 1996 " dans L'information géographique n° 2, 2000 p.164 à 177 SEDES.

Communications :

AUDIGIER, F. ( 2002 ) " Réflexions sur les changements de programmes" séminaire d'étude de décembre IUFM Lyon.

THEMINES. JF. ( 2002 ) "L'innovation en ZEP " rapport de recherche sur l'innovation sous la direction de J. FONTANABONA INRP ( à paraître ).

TUTIAUX-GUILLON, N. ( 2002 ) " Recherches en didactique et formation questions au sens commun " journées d'études de septembre Paris.