La déportation entre le mythe et l’histoire

Michel de Boüard, Historiens & Géographes n° 321, décembre 1998
(extrait p 50 et 51)

Les procédures pénales aboutissant à la Déportation

Avant juin 1942

Au début de l’Occupation de la France, les pouvoirs de police, d’enquête et de répression appartiennent exclusivement, du moins en droit, à l’Armée d’occupation. Le responsable en est le général Otto von Stulpnagel, qui porte le titre de Militärefehlshaber in Frankreich ; ses services sont installés à l’hôtel Majestic, avenue Kléber, à Paris. Ils comprennent. d’une part, l’Etat-Major dont le chef est le colonel Speidel, et qui comprend un bureau Ic chargé de la sécurité des troupes; d’autre part, une administration (Militärverwaltung) dont la section I. sous les ordres du Dr Best, est chargée de la police. Ce haut commandement militaire a des antennes locales: une Feldkommandantur au chef-lieu de chaque département, une Kreiskommandatur dans des circonscriptions plus petites, de l’ordre de l’arrondissement. Les agents d’exécution sont la Geheim Feld Polizei (GFP) et la Feldgendarmerie.

Mais, dés juin 1940, à l’insu du général von Brauchichts qui commandait en chef les troupes allemandes à l’Ouest, le Reichsicherheitshauptamt (ASHA), organe central de la police dans le III Reich, avait réussi à infiltrer en France occupée quelques kommandos, camouflés parfois sous l’uniforme de la GFP. L’un d’eux, aux ordres du Sturmbannführer Knochen, émanait de l’Amt VI du RSHA (Sicherheitspolizei und Sicherheitsdienst ou Sipo-SD); l’autre, commandé par le Sturm-bannführer Bömelburg, venait de l’Amt IV (Gestapo). A la fin de 1940, Reinhard Heydrich, chef du ASHA, envoyait à Paris, pour coiffer et organiser ces noyaux, le Brigadeführer Thomas, avec le titre de mandataire du chef de la Police de Sûreté Sipo-SD pour la France et la Belgique. Contre ces instruments de plus en plus hardis, le Militârbefehîshaber de Paris lutte pied à pied, mais sans succès.

Pendant cette période antérieure à juin 1942, le Militärbefehlshaber recourt à deux modes détention à l’encontre des opposants. La Polizeihaft frappe des personnes soupçonnées d’une possible activité communiste, anarchiste ou gaulliste; mais cette sanction est parfois aussi appliquée par mesure de représailles après un attentat anti-allemand. Les personnes qui en sont frappées sont internées au camp de Royallieu, prés de Compiégne (Stalag 122). La Sicherungshaft frappe les personnes convaincues d’actes mettant en danger les intérêts allemands; elles sont enfermées au fort de Romainville. Cette peine de Sicherungshaft est très analogue à la Schutzhaft appliquée dans le IIIe Reich en vertu d’une ordonnance du président du Reich en date du 28 février 1933 Zum Schutz Von Volk und Staat. La mesure de Schutzhaft est prise par la Gestapo (Amt IV du RSHA) et purgée dans les camps de concentration gérés par les SS.

En France, avant juin 1942. certains procès sont jugés, en l’absence des prévenus, par un tribunal siégeant à Cologne: les condamnés sont envoyés dans des prisons du Reich ou au camp de concentration de Hinzert, près de Trèves. Environ 1 500 Français ont été soumis à cette procédure avant juin 1942; la durée de la peine était fixée par le tribunal de Cologne, mais bien souvent, au terme prévu, le condamné était maintenu en détention "jusqu’à la fin des hostilités .

D’autre part, le décret NN, pris par le maréchal Keitel, chef de l’OKW (7-XII-41) visait les actes commis contre les troupes d’occupation. Si l’on n’était pas certain d’obtenir rapidement la peine capitale devant un tribunal militaire en France, le coupable devait être transféré en Allemagne dans le plus grand secret; aucune nouvelle ne devait être donnée à sa famille, ni même à la Croix Rouge.

Dès 1941 enfin, un autre mode de déportation accompagne parfois les exécutions d’otages. Le 12 décembre 1941, par exemple, l’OKW sur ordre de Hitler, fait fusiller 100 Juifs et communistes et déporter "vers les territoires de l’Est" 1 000 Juifs et 500 jeunes communistes.
 

Après juin 1942

A la fin du printemps de 1942, les effectifs du RSHA en France se sont puissamment accrus au détriment de l’autorité du Militärbefehlsber en matière de police. Entérinant une situation de fait, Heydrich envoie à Paris, le 1er juin 1942, le Brigadefùhrer Karl Oberg pour y mettre en place un organisme structuré à l’image du RSHA, comprenant 7 sections (Amten) et des sous-sections. L’Amt VI est confié à Knochen, qui est promu Standartenführer et porte le titre de responsable (Beauftragter) de la Sipo et du SD.

Dés lors, le Militärbefehlshaber ne conserve plus que le contrôle des prisons et autres lieux de détention en France, notamment du camp de Compiègne. Les personnels de la section I de la Militärvervaltung et ceux de la GFP sont versés dans les services du RSHA.

Dans ce nouveau régime, où les pouvoirs d’enquête et de répression passent aux mains du RSHA, peu de changements surviennent dans la réglementation des arrestations et des déportations; mais se font de plus en plus

rares les procès devant les tribunaux militaires, à Paris aussi bien que dans les départements; en revanche se développe le recours à la Sicherungshaft qui, désormais appliquée en France par le RSHA, se confond de plus en plus avec la Schutzhaft; les déportations sans jugement se font de plus en plus fréquentes; elles relèvent d’une procédure expéditive qui nous est bien connue (5).

Dans chaque région de la France occupée, le service central de Knochen dispose d’une antenne (Aussenstelle) dirigée par un kommandeur de la Sipo-SD. Celui-ci répartit en trois catégories les personnes détenues au titre de la Sicherungshaft, compte tenu de la gravité des faits qui leur sont reprochés; puis les dossiers sont envoyés à Knochen qui prescrit l’internement de ces gens à Compiègne. La déportation en Allemagne ne peut être ordonnée que par la Gestapo de Berlin; la durée du séjour à Compiègne dépend, pour une part, du délai dans lequel arrive cet ordre. Mais, à partir de 1943, les arrestations se font si nombreuses que Knochen ordonne souvent, de son propre chef, la déportation; il peut aussi affecter certains détenus à la catégorie NN : ceux-ci seront acheminés à part vers le Reich, dans des conditions de surveillance qui excluent toute possibilité d’évasion.

On ne peut plus retenir aujourd’hui même si certaines organisations s’y obstinent, le nombre de 230 000 déportés de France dans les camps de concentration nazis, nombre qui fut avancé par le gouvernement français devant le tribunal de Nuremberg. Les enquêtes faites, département par département. par le Comité d’Histoire de la Deuxième Guerre mondiale, permettent de réduire ce nombre à quelque 70 000 ou 75 000. Le taux de mortalité varie approximativement de 52 à 60 % selon les départements~ les personnes déportées pour motif racial n’étant pas comprises dans ce recensement.
 

3 - La bibliographie concernant ce sujet est assez abondante; on peut consulter en bref le rapport que j’ai présenté en 1963 au congrès international de Bucarest et dont un résumé a paru: " La répression allemande en France de 1940 à 1944 dans la Revue d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale. 1964, pp. 69-90.

4 - Depuis le mois de juillet 1942, le général Heinrich von Stupnagel remplace à ce poste son cousin Otto.

5 - Le terme de Schutzäftling devient alors très courant dans le vocabulaire pénal d e la France occupée. Dans les KZ, il désigne aussi bien les citoyens du Reich que ceux des pays occupés.


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Historiens-Géographes, N0 321 déc 1988



Michel de Boüard (1909-1989)
page web à partir de la JE du 23.10.2009
http://clioweb.free.fr/dossiers/mdb/mdb.htm
http://clioweb.free.fr/dossiers/mdb/mdb23.htm

Michel de Boüard, visages d'un homme pluriel
dossier spécial des Annales de Normandie, actes de la journée de la JE 23.10.2009
http://www.cairn.info/revue-annales-de-normandie-2012-1.htm

dont
Michel de Boüard, un historien de la Déportation entre certitudes et inquiétudes
Thomas Fontaine, Annales de Normandie 2012
http://www.cairn.info/revue-annales-de-normandie-2012-1-page-41.htm

La répression en France à l'été 1944
Actes du colloque organisé par la FdR et la ville de St Amand-Montrond 08.06.2005
Fondation de la Résistance, 2007

http://www.fondationresistance.org/documents/ee/Doc00004.pdf 


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