ADAM RAYSKI * LE MASSACRE DE LA CASCADE DU BOIS DE BOULOGNE 16-17 AOÛT 1944 ![]() Sommaire :
Sanglant mois d'août 1944. Le vent de la défaite souffle sur les armées allemandes qui vont se livrer à une série de massacres à Paris et dans la région parisienne. Pour les mouvements de la résistance c'est le moment de l'insurrection ouverte avec — pour corollaire — la recherche d'armes par tous les moyens y compris parfois les plus imprudents. Pour les nazis, la " retenue " qui était de rigueur auparavant avec des assassinats légaux (tribunaux militaires et exécutions au Mont Valérien) n'est plus de mise : on tue en public à la cascade du Bois de Boulogne, à Chelles, rue Leroux à Paris. La Libération s'approche et les cadavres s'accumulent. À l'origine de la plupart de ces morts, un agent de l'Abwehr (services du contre-espionnage de la Wehrmacht) qui, se faisant passer pour un émissaire de l'Intelligence Service de Londres, fera tomber un groupe de jeunes des JCC (Jeunes combattants chrétiens), de l'OCM (Organisation civile et militaire) et des FTPF. Un mois plus tôt il a provoqué l'arrestation de nombreux cadres de l'AJ (Armée juive). Un épisode tragique qui a été relaté et analysé largement dans notre ouvrage, Le Choix des Juifs sous Vichy, Ed. La Découverte, (pp. 307-311), sur la base des notes écrites par des responsables de l'AJ ayant vécu le " piège " et survécu par chance. En revanche, notre enquête
menée sur le " massacre de la Cascade ", bien qu'il s'agisse d'un
événement largement connu et commémoré ofciellement
depuis longtemps, s’est heurtée à un vide archivistique. Et pourtant, à la " Section
du XXème Siècle " des Archives Nationales (72AJ61, pièce
A.I 21) nous avons trouvé un " Rapport " fait par les parents d'un
garçon fusillé, Pierre Sarabayrouse, membre de la jeunesse
catholique combattante. Le point de départ du " Rapport " est l'abbé Borme, de la Conférence Saint-Vincent-de-Paul du XIIIème arrondissement de Paris, très proche de la Jeunesse catholique combattante (JCC) ; il apparaît comme une figure centrale, et suit de près les efforts de cette organisation dans la recherche d'armes à la veille de l'Insurrection de la Capitale. Ce qui frappe dans cette ruée
vers les armes des résistants, c’est qu’ils ne font pas preuve d’un
minimum de circonspection. Nous ne portons pas un jugement de valeur mais
un constat. En somme, d’un côté,
des hommes assoiffés d’armes et impatients d’avoir l’honneur de
se battre et de donner leur vie pour la France ; de l’autre, des hommes
assoiffés de sang et affolés devant l’imminence de leur défaite.
L'abbé Borme connaît
une résistante, infirmière de la Croix-Rouge, " Jeanne "
(lire p. 9) et il sait par elle qu'elle est susceptible, grâce à
ses relations, de se procurer des armes. Jean Guerin est arrêté le 7 août par la Gestapo dans des conditions qu'on n'a pu éclaircir. " Cette arrestation ne paraît pas avoir un lien direct avec la présente affaire " estime-t-on. À propos de cette arrestation, il n'est pas sans intérêt de noter que des " disparitions isolées " en cas de filature était une méthode fréquente dans la police, soucieuse de ne pas éveiller, dans les organisations, des soupçons de filature. Quant à nous, nous sommes enclins à penser que Jean Guerin, chef confirmé, devait manifester quelques doutes sur ses interlocuteurs pour que ces derniers se décident à le faire disparaître. Après un court séjour à Fresnes, il fait partie du " convoi de déportés du 16 août. " Après plusieurs rendez--vous,
entre autres avec Guy Hemery, Alexandre, le " Capitaine " et Charles Porel
, accompagné systématiquement de Katherine (Lydia Tscherwinska),
se dégage le plan de rassemblement des résistants en trois
points géographiques, autrement dit le mécanisme du guet-apens
:
Le groupe de Chelles, au nombre de 17 hommes, conduit par Favet et Schlosser, s'est rendu vers 10 heures sur le lieu de rendez-vous, s’installant sur la terrasse du café " Le Franc-Tireur " [Le nom de ce café vient d’un monument à la gloire des Francs-Tireurs de la guerre de 1870 qui se trouvait à cette époque sur la petite place qui porte aujourd’hui le nom de Tristan Bernard]. Le Dr Blanchet de Chelles est venu
en ambulance dans laquelle ont pris place deux ou trois résistants,
tous les autres sont venus en camion. [De ce groupe de Chelles, il y aura
trois rescapés dont Favet. On ignore le nom des autres].
Michelle Boursier, alias Diane,
est responsable féminine nationale des Jeunes Catholiques Combattants.
Elle est venue rue Troyon en vélo. Les résistants catholiques
s'impatientent et envoient Diane retrouver le " Capitaine " qui devait
être à la Porte Maillot. Les JCC arrivent et presque en même temps le camion de l'OCM que l'on a dépanné, conduit par un chauffeur de l'OCM. Diane fait part de cette arrivée au " Capitaine " et demande dans quel camion il convient de monter. Le " Capitaine " répond d'occuper son camion à lui et de ranger celui de l'OCM. Le chauffeur de ce camion a vu arriver la Gestapo qui s'est emparée de son camion ; il a pu s'enfuir à temps. Les jeunes montent. Diane, sur ordre du " Capitaine " prend place également alors qu'elle se disposait à repartir en bicyclette. Auparavant, Guy Hemery a dit aux quatre de l'OCM, sur ordre du " Capitaine ", de se désarmer. Ils ont donc laissé leurs mitraillettes (2 ou 3) dans le camion de l'OCM. Ils ont conservé cependant sur eux leur révolver. Derrière le premier camion, les deux autres restent toujours en attente. Il est environ midi. Le camion part. Le " Capitaine " s'en va de son côté. Guy Hemery devient le chef de "
l'expédition " et selon les instructions reçues ferme de
l'intérieur le camion. Deux hommes inconnus sont à l'avant
dont l'un conduit. Guy explique qu'il y aura deux arrêts. Au premier,
personne ne doit bouger ni regarder. Au second seulement on se trouvera
à destination. On roule environ cinq minutes. Le camion s'arrête.
Il est visible, par les fentes du camion, que l'on se trouve dans une large
avenue d’où l'on aperçoit le Ballon des Ternes [Il s'agissait
d'un monument représentant un ballon qui servait, en 1870, quand
Paris était investi par l’armée prussienne — aujourd'hui
Place du Général Koenig, vers l'entrée de l'hôtel
Concorde- - NDLR].
.
Un terrain vague est situé sur la droite. Au bout de cinq minutes d'arrêt, on s'impatiente. Un jeune entrouvre la bâche et aperçoit des soldats allemands qui s'approchent : " Voici les Fridolins ! " s’écrit-il effaré. Bizet recommande le silence. Subitement, des injonctions : " Raus "... Coups de crosses dans les panneaux et mitraillade. Tous se couchent. Les jeunes de l'OCM sortent leurs revolvers. Une voix de l'extérieur dit en français : " Sautez ". Les rafales continuent. Bizet fait rentrer les armes : " C'est inutile " dit-il… Sous le feu on commence à sauter du camion. Diane est la 3ème. Celui qui a sauté avant elle est blessé aux jambes. A la vue de Diane, le feu cesse tout net. Bizet se trouve légèrement blessé à la tête. Nouvelles rafales de mitraillettes pendant plusieurs minutes, dirigées sensiblement au-dessus des têtes. Il y a plusieurs voitures allemandes disséminées dans l'avenue. Un cordon d'une vingtaine d'Allemands (uniforme vert) tous armés. Deux agents de la Gestapo (uniforme marron, croix gammée rouge au brassard). Un Français en civil, à l'allure débraillée, muni d'une mitraillette. Pas un passant (sans doute y a t-il des barrages). Fouille générale : Diane est l'objet de brutalités et est jetée à terre (coups de poings et coups de pieds). Les bras levés, tous réintègrent le camion sur injonction de la Gestapo et du Français qui montent eux aussi dans le camion. Ce sont les mêmes chauffeurs vraisemblablement qui sont à l'avant. Il est midi et demi. On roule vers la rue des Saussaies. Dix minutes après environ on est à destination. Le groupe, mains levées, descend du camion. On lui adjoint quelques hommes dans la même situation se trouvant dans la cour. Tous sont mis face au mur, mains levées. Deux Français en civil surveillent munis de matraques. Vers 2 h, un officier installé dans la cour fait l'appel individuel et relève lui-même, à la machine, les renseignements d'identité. Pas d'interrogatoire sur l'expédition. Tous reviennent un à un au mur, les mains désormais sur la tête et resteront ainsi. À 20 h 30 environ, Diane est menée en cellule seule. Vers 22 h, un soldat la conduit dans un bureau : trois officiers s'y trouvent. On lui rend son sac. Elle est libérée. La cour qu'elle retraverse est vide. Un soldat lave le pavé. Aucun témoignage sur ce qui s'est passé depuis les faits relatés jusqu'à la découverte des cadavres. On apprend par la Préfecture de Police que des cadavres de fusillés ont été rassemblés par les gardes du Bois de Boulogne et emmenés dans un garage, 55 rue Chardon-Lagache à Paris 16ème. Les corps ont été
découverts à la Grande Cascade du Bois de Boulogne. C'est
un moniteur chef de l'École des Cadres de Bagatelle (Lefebvre) qui,
les ayant aperçus, a prévenu les gardes. Une absoute générale avait pu être donnée au garage de la rue Chardon-Lagache par l'abbé Borme le vendredi 18 à 8 h 45 en présence du Maire du 16ème arrondissement, du Commissaire de Police, des personnalités de la Croix-Rouge, quelques familles et des membres de la résistance. Jeanne, dès la connaissance
du drame, recherche " Alexandre " au téléphone. Celui-ci
se présente le vendredi 18 fin de matinée. Se trouvent justement
réunis l'abbé Borme et Jeanne. Tscherwinska, de son côté,
donne signe de vie en essayant de joindre Jeanne sans aucun succès
le dimanche 20 vers quatre heures. Elle a été arrêtée
le 29 août à 2 h du matin à son domicile, Hôtel
Molière, 18 rue de Vaugirard. Elle a été incarcérée
au Vélodrome d'Hiver où se trouvait déjà Charles
Porel, arrêté lui-même par la police française
au moment où, tentant de rejoindre Nancy, il traversait nos lignes. Le procès de Charles Porel
— de son vrai nom Karl Rehbein —, de Lydia Tscherwinska et des gestapistes
français a été ouvert au Tribunal militaire de Paris
le 20 novembre 1952. Sur le banc des accusés, une femme et treize
hommes, dont Georges Guicciardini et ses deux fils qui avaient à
peine 20 ans. Le cas de Rehbein (Porel) a été dissocié
parce que " officier allemand en service ". Quant à Tscherwinska,
elle a été relaxée, le Tribunal ayant considéré
qu'il n'existait pas de preuves suffisantes prouvant qu'elle connaissait
le véritable rôle de son amant. Le Tribunal a rendu son verdict
le 23 décembre en prononçant huit condamnations à
mort et sept autres par contumace.
Le Comité de libération de Chelles a été formé pendant l'occupation allemande. Il sort de la clandestinité le lundi 21 août et se réunit le lendemain pour désigner les membres de la " la Commission municipale ". C'est Monsieur Schlosser, dont le fils fut fusillé à la Cascade, qui est élu Maire […]. Le vendredi 25 août , un groupe de militaires allemands, après avoir entouré la maison habitée par Madame Verdeaux, lancent quelques grenades, blessant grièvement celle-ci. On sait que son fils Rolland avait été fusillé huit jours avant à la Cascade. Puis les militaires se dirigent vers la maison d'à côté d'où ils sortent un groupe d'enfants de 16 à 17 ans dont le deuxième fils de Madame Verdeaux. Emmenés au Parc municipal, ils sont tous abattus […]. Vers 20 h 30, toujours le vendredi
25, les Membres, des FFI et plusieurs personnalités de Chelles,
se rendirent au Parc Municipal où ils constatèrent, face
à la Mairie, qu'un assez grand nombre de corps gisaient pêle-mêle
sans signe de vie. Il y en avait treize. Tragique spectacle qui dépassait
en horreur tout ce que l'on peut imaginer. Douze corps furent identifiés
malgré la rage avec laquelle s'était acharnée sur
eux la soldatesque hitlérienne, quelques-uns étaient défigurés
par la mitraille et les grenades. Douze de ces malheureux étaient
morts, le treizième, un Algérien prisonnier évadé,
faisant partie du Corps Franc, donnait encore signe de vie […]. Les collaborateurs notoires, ainsi
que les prisonniers allemands incarcérés à proximité,
avaient été délivrés par les nazis et emmenés
avec eux afin de les protéger, notamment les Jaudot, miliciens,
le ménage Irrigoyen, le gestapiste Lang, le père Dubois,
en tout une vingtaine d'individus. Au 10 de la rue Leroux Toujours le 17 août, au petit
matin, les premiers passants découvrent sept cadavres gisant sur
le trottoir devant le n° 10 de la rue Leroux, Paris 16ème.
.
On comprendra aisément notre
étonnement de trouver, dans les premières lignes du " Rapport
", que " Jeanne " se trouve être Sabine Zlatin ! Après la déportation
des enfants, elle revient à Paris où elle ne retrouve ni
parents ni amis : " Que pouvais-je faire, alors, qui donnerait un sens
à ma vie ? J’ai cherché à m’employer dans la Résistance
".
" Sabine Zlatin, Mémoires
de la dame d’Izieu. Avant-propos de François Mitterrand, Gallimard,
1992.
* Adam Rayski : http://aphgcaen.free.fr/blois/etrangers/rayski.htm Crédits photos : Voir aussi Les fusillés de la Cascade du bois de Boulogne, le travail de Guy Krivopisco et Axel Porin mise en ligne DL - mai 2007 |