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Pourquoi les recherches didactiques
ne modifient-elles guère 

les pratiques scolaires ?


Pourquoi les recherches didactiques
ne modifient guère... (2002)
Des recherches didactiques...
aux pratiques de la classe (2005)


Gérard HUGONIE Professeur des Universités
Intervention le 27 septembre 2002, à l’IUFM de Paris

[ Mise en ligne provisoire, de ce texte de travail, avec l'accord de l'auteur,
en attente de la version publiée des Actes
de la Journée organisée le 27 septembre 2002,par l'IUFM de Paris.
Mise en ligne par D Letouzey 10/11/2002 ]

Beaucoup de chercheurs et d’enseignants se plaignent à juste titre que les acquis de la recherche en didactique de l’Histoire-géographie ne trouvent guère leur application dans les pratiques scolaires, sur le terrain.

Les quelques innovations repérées dans les pratiques scolaires relèvent d’ailleurs plus des recherches pédagogiques générales, a-disciplinaires, sur les processus d’apprentissage (importance des objectifs, de la mise en activité des élèves, des situations-problème, modalités de la construction des concepts, utilisation des représentations mentales) que des recherches proprement didactiques, centrées sur les modes d’apprentissage spécifiques d’une discipline, ici l’histoire et la géographie.

Cette faible influence des recherches didactiques sur les pratiques scolaires pose question.

Mais au-delà d’une série d’explications bien connues, il faut peut-être affirmer, après d’autres chercheurs et spécialement P. Perrenoud dans plusieurs de ses ouvrages (La formation des enseignants entre théorie et pratique, L’Harmattan, 1994), qu’il est normal et sans doute nécessaire que le passage de la recherche didactique aux pratiques de classe ne soit pas simple et automatique, sur le mode de l’appplication de résultats bruts, car les finalités, les postures, les modes de fonctionnement de l’enseignant et du chercheur en didactique sont très différents, même s’ils visent l’un et l’autre à rendre plus pertinents les apprentissages scolaires.

Quelques propositions seront cependant faites à la fin pour permettre une diffusion plus importante des quelques acquis de la recherche didactique.
 

1- Tout d’abord six séries de facteurs bien connus interfèrent pour limiter le transfert des acquis de la recherche didactique dans les pratiques scolaires en histoire-géographie
 

1.1- La faible diffusion des recherches didactiques en histoire-géographie

Les chercheurs en didactique de l’histoire-géographie sont peu nombreux, entre une vingtaine et une centaine selon les critères retenus ;

Les thèses en didactique de l’histoire-géographie sont encore moins nombreuses, une trentaine peut-être depuis 30 ans, et elles ne sont guère diffusées ;

Les rapports de recherche de l’INRP sont vendues à quelques dizaines d’exemplaires ;

Les actes de colloque et les articles de quelques revues comme celle des IREGH, L’Information géographique, Historiens et Géographes, tel ou tel numéro spécial des revues géographiques nationales ou régionales ne touchent que quelques centaines de personnes sur les 40 000 professeurs de l’enseignement secondaire, les 300 000 professeurs de l’enseignement primaire.
 

1.2- Une demande assez faible de la part des enseignants

Après une période d’inquiétude didactique, épistémologique et pédagogique des enseignants dans les années 80, beaucoup d’entre eux sont revenus à une conception très classique de leur métier :
transmettre des savoirs calibrés par des procédures éprouvées, aboutissant à des exercices-types consensuels, attitude qui caractérise particulièrement les enseignants d’histoire –géographie, un habitus disciplinaire au sens de Bourdieu et Perrenoud, et qui est bien plus profond et plus résistant qu’on ne l’avait pensé.

Dans cette posture, l’important reste le savoir à acquérir, conçu comme un empilement de données,
plus que les modalités de son acquisition, supposées évidentes, intuitives et sans problèmes.

Par ailleurs, beaucoup d’enseignants avaient espéré trouver dans les recherches didactiques des années 80 des solutions immédiates à des problèmes pédagogiques et sociaux liés à la massification de l’enseignement en collège puis en lycée, à l’évolution du comportement des élèves dans un contexte de crise économique, sociale et culturelle.

Dans la mesure où ils ont vite constaté que les recherches didactiques ne pouvaient pas répondre à ces problèmes pédagogiques et sociaux, ils les ont délaissées
Les enseignants tiennent peu ou prou à traiter les programmes en vigueur.

Or les recherches didactiques proposent des activités, des progressions , des notions souvent en marge de ces programmes, dont les fondements épistémologiques et pédagogiques sont quelquefois très discutables. Elles intéressent alors peu la majorité des professeurs.

Enfin, l’intérêt pour des recherches didactiques suppose un minimum de formation ou d’initiation dans ce domaine, ce qui a été rare jusqu’à la création des IUFM en 1990.
 

1.3 Une faible demande de l’institution, ministère, inspection

Une grande partie des cadres de l’Education nationale partage les conceptions scientifiques et disciplinaires des enseignants de base, et privilégie spontanément la réflexion sur le savoir plutôt que sur les modalités de son acquisition.

Plus que les professeurs encore, les cadres de l’Education nationale se préoccupent d’abord de la mise en œuvre et de l’application des programmes nationaux, et beaucoup moins de recherches originales, mais marginales par rapport aux pratiques scolaires préconisées officiellement.

D’autant plus que des recherches authentiques sont longues, alors que la valse des ministres et équipes ministérielles a entraîné des changements de programmes fréquents ces dernières décennies, qui empêchaient de s’appuyer sur des enquêtes et des réflexions sérieuses.

Enfin, le ministère ou les inspecteurs préfèrent utiliser leurs propres équipes d’observateurs pour des enquêtes courtes et rapides plutôt que de faire appel à des chercheurs qui revendiquent l’autonomie de leurs problématiques et de leurs objets de recherche, que ce soit à l’INRP ou dans les Universités et IUFM.
 

1-4- Un problème de lisibilité et de compréhension des recherches didactiques

Les recherches didactiques sont à la confluence de réflexions sur le savoir disciplinaire lui-même,
son épistémologie,
sur les processus d’apprentissage,
sur la psychologie des enfants ou adolescents,
la sociologie des organisations, etc.

Elles utilisent donc légitimement des langages spécialisés, des concepts, des références, des procédures relevant de champs du savoir qui ne sont pas maîtrisés a priori par les professeurs d’histoire-géographie.

La simple lecture d’articles de didactique peut leur sembler difficile, voire insupportable.

Plus difficile encore est pour eux la compréhension des enjeux du problème posé, des arrières-plans théoriques, des références évoquées.

De là à conclure que ces recherches ne sont que jargon, peu utiles pour l’enseignement, il n’y a qu’un pas.
A cet égard, la conjugaison en géographie des premières recherches didactiques, dans les années 70, et de la remise en cause de la géographie classique,
qui conduisait les chercheurs à promouvoir à la fois de nouvelles idées, de nouveaux concepts, un nouveau vocabulaire dans le domaine didactique et dans le domaine scientifique a rendu certaines publications très difficiles à lire et à admettre par les enseignants,
dont, répétons-le, elles semblaient contester la professionnalité.

La conséquence de ces problèmes de lisibilité des ouvrages de recherche didactiques a été souvent une dénaturation des résultats des travaux lorsqu’ils étaient appliqués dans les classes et généralisés dans les pratiques scolaires. cf l’utilisation des représentations mentales des élèves, des situations-problèmes, etc.
 

1.5- Un problème de thématique des recherches,

Si l’on exclut les recherches-actions et les récits d’expériences menées en classe, qui essayaient de résoudre rapidement un problème ponctuel de mise en œuvre d’un programme, les recherches universitaires en didactique de l’histoire et géographie se sont intéressées surtout à l’analyse de séquences de cours : " comprendre comment cela fonctionne",
aux problématiques et aux concepts mis en avant dans les séquences d’enseignement,
aux conceptions des enseignants et des élèves sur telle ou telle notion, tel ou tel thème,
aux modalités de construction des concepts fondamentaux dans l’esprit des élèves,
à la progressivité des apprentissages,
à l’utilisation d’outils pédagogiques nouveaux, vidéo, ordinateur ou chorèmes.

Dans ces travaux, la posture des chercheurs est plus celle d’une observation , d’une analyse rigoureuse des procédures d’apprentissage que la recherche de solutions aux problèmes concrets que rencontre un enseignant lorsqu’il mène une séquence de cours.

Les enseignants se lassent vite de ces observations et réflexions épistémologiques ou pédagogiques générales
qui ne les aident pas directement à améliorer leurs cours dans le respect des programmes existants,
des travaux qui mettent en évidence les dysfonctionnements, les écarts et biais épistémologiques, les difficultés pédagogiques, qui critiquent plus qu’ils n’aident à construire de nouvelles procédures.
 

1.6- Un problème de validation et généralisation des recherches

D’autant plus que, faute de moyens, de temps et de maîtrise des procédures de validation des protocoles d’observation et d’enquêtes ,
beaucoup de recherches didactiques ne portent que sur un élément restreint du processus didactique,
ou sur un échantillon d’élèves limité,
et ne donnent aucune garantie sur leur valeur heuristique, leur généralisation possible.

P. Perrenoud pense même qu’ " il n’existe pas aujourd’hui en sciences humaines d’acquis théoriques dont la maîtrise suffirait pour enseigner efficacement, qu’une partie des connaissances théoriques sont fragiles, peu sujettes à la vérification strictement expérimentale ", et que les enseignants doivent fonctionner à l’intuition, à l’expérience.

Il manque terriblement un début de synthèse des acquis de la recherche en didactique de l’histoire et de la géographie, au moins au niveau de l’enseignement secondaire, une synthèse qui afficherait clairement les points forts de la réflexion des didacticiens,
les questions que le professeur doit se poser pour construire un cours,
les procédures les plus adaptées et les moins discutables pour traiter une question du programme dans son intégralité, même si c’est d’une toute autre manière qu’habituellement.

Bref, des acquis peu nombreux, peu connus, qui ne répondent que partiellement aux demandes des enseignants,
et sont peu mis en œuvre dans les pratiques scolaires.

Il y aurait là un constat d’échec pour les recherches didactiques en histoire et géographie.
Mais la distance entre ces recherches et les pratiques scolaires n’est-elle pas inévitable, nécessaire, et sans doute salutaire ?
 

2- Une distance nécessaire entre recherche didactique et pratique scolaire

En effet, le chercheur en didactique et l’enseignant dans sa classe n’ont ni les mêmes objectifs, ni les mêmes contraintes, ni les mêmes méthodes, ni les mêmes postures, comme l’ont bien montré Perrenoud et d’autres observateurs.

2.1 – La posture du chercheur en didactique

Le chercheur en didactique, comme tous les chercheurs, commence une enquête en délimitant un objet précis qui lui paraît intéressant dans les procédures d’apprentissage, en fonction d’une problématique appuyée sur un corpus théorique, des questionnements antérieurs,
qui ne sont pas nécessairement disciplinaires ni liés aux programmes mis en œuvre dans les classes.

Il écarte d’emblée une bonne partie des éléments qui se combinent dans les séquences d’apprentissage pour mieux observer son objet précis.
Il bâtit des hypothèses,
un protocole d’observation de séquence,
des procédures de validation et de généralisation des faits observés,
aussi rigoureux que possible,
quitte à ne retenir dans les séquences qu’un élément, une notion, une tâche.
Il ne cherche pas à affronter, il ne peut pas affronter toute la complexité du réel qui constitue une heure ou plusieurs heures de cours.

Par ailleurs, le chercheur n’est pas lié étroitement :
par un programme,
par la gestion des élèves,
par la réussite d’une séance ou d’une séquence,
par le respect du " contrat didactique ".
Il peut faire tâtonner les élèves,
les envoyer volontairement sur des fausses pistes,
perdre du temps,
proposer des procédures totalement nouvelles qui interloquent les classes,
reconnaître qu’il s’est trompé et recommencer.

Ses seuls exigences sont les réponses aux questions qu’il se pose et la rigueur des procédures qu’il met en œuvre,
la validité de ses constructions théoriques, en relation avec un système théorique extérieur et antérieur à la séquence de cours.

Il vaut mieux même qu’il se dégage des schémas de pensée et des questions qui ont cours dans l’institution scolaire, qu’il recherche une " rupture " épistémologique " pour ne pas être prisonnier d’habitudes, de préjugés, de biais répétés, ce qui le conduit souvent à être en décalage par rapport aux besoins des enseignants de base, à leurs préoccupations.

En outre, le chercheur aboutit souvent à des résultats ambigus,
il découvre de nouveaux problèmes au fur et à mesure qu’il avance dans son enquête,
ou il prend conscience que la situation didactique met en jeu tellement d’éléments qu’il est difficile de savoir lesquels ont l’influence la plus forte dans les pratiques scolaires.

Le chercheur doute plus qu’il n’affirme, et dit Perrenoud, " le doute systématique ne s’impose nullement comme mode prioritaire d’appropriation des connaissances.
 

2.2- La posture de l’enseignant

Toutes ces attitudes qui caractérisent la posture du chercheur sont à l’opposé des besoins de l’enseignant lorsqu’il aide des élèves à construire leur savoir.
L’enseignant est plus ou moins soumis à des programmes, dont la logique peut être contraire à une pertinence épistémologique et didactique minimale,
donc aux présupposés d’une recherche didactique.
Il ne peut pas isoler facilement un élément du système didactique parmi d’autres,
et doit combiner dans un temps limité contenus, notions, concepts, problématiques, processus d’apprentissage, gestion du groupe-classe,
attention à chacun des élèves, procédures d’évaluation, etc.

Il ne peut pas prendre le risque de trop de tâtonnements dans les activités proposées aux élèves,
de mettre ces derniers trop souvent en difficulté,
de leur proposer des procédures trop nouvelles au risque de les désarçonner.

Il doit constamment composer entre des exigences de rigueur épistémologique et didactique et la gestion concrète du groupe-classe, " bricoler " dit Perrenoud, admettre de passer plus vite sur un aspect, quitte à accepter des activités très discutables, pour mieux mettre l’accent sur un autre point.
Il doit décider vite en prenant le risque de se tromper.

Bref, l’enseignant ne peut appliquer ou transposer telles quelles des recherches didactiques qui n’ont pas le même objectif, les mêmes contraintes, les mêmes exigences, et ne peuvent lui apporter que des éclairages ponctuels qu’il doit recontextualiser pour les rendre opérationnels.

Un travail difficile, risqué, et qui supposerait une formation.
 

2 .3 Des risques certains

Car le professeur qui veut appliquer les résultats des recherches didactiques prend des risques importants,
ce qu’ont montré les travaux sur l’innovation.

Il se met en porte à faux par rapport à ses pratiques habituelles, à ses repères, à sa professionnalité,
par rapport à ses collègues, aux parents d’élèves,
par rapport aux programmes, fondés sur d’autres logiques.

Il doit repenser seul tout un enseignement, s’il ne veut pas faire un patchwork d’éléments nouveaux et anciens mal articulés.
Il doit déconstruire avant de reconstruire en tâtonnant, ce qui peut être déstabilisant.
D’autant plus que les propositions didactiques nouvelles,
plus pertinentes scientifiquement et pédagogiquement que les pratiques classiques
sont souvent plus complexes, moins intuitives et répétitives,
et demandent une réflexion approfondie préalable, puis une certaine habileté dans leur mise en œuvre.

Beaucoup de professeurs hésitent, puis abandonnent au premier échec.
 

Conclusion :

Au total, s’il ne faut pas s’étonner ni se scandaliser du hiatus entre la recherche didactique et la pratique scolaire en histoire et géographie, ne pourrait-on au moins essayer d’établir des passerelles entre l’une et l’autre pour éviter un divorce total ? pour renouveler quand même les pratiques scolaires, éviter les routines ?

Il faudrait d’abord s’attacher à une meilleure diffusion des travaux de recherches didactiques en histoire –géographie.

D’autre part, c’est le rôle des formateurs en formation initiale et continue, des chercheurs encore chargés de classe que de montrer concrètement aux autres professeurs comment des acquis ponctuels des recherches peuvent être mis en œuvre dans le cadre de cours " banals " respectant dans leurs grandes lignes les programmes en vigueur et les règles minimales d’une bonne gestion des classes ;

de montrer comment ces recherches donnent une nouvelle dynamique, une pertinence plus grande aux procédures d’apprentissage.

Il faudrait aussi promouvoir une véritable initiation aux problématiques, au vocabulaire, aux procédures des recherches pédagogiques, didactiques, psychologiques, nécessaires pour comprendre l’acte d’enseignement d’une discipline donnée.

Il faudrait enfin élaborer et publier largement un premier bilan bien articulé et pondéré des acquis des recherches didactiques déjà réalisées, en montrant concrètement comment elles peuvent permettre de bâtir des séquences d’apprentissage pertinentes et réalistes dans les cadre des programmes en vigueur.

Consulter 2 organigrammes au format xls :
Pourquoi les recherches didactiques ne modifient guère les pratiques scolaires ?

voir aussi 

Gérard Hugonie - Erreurs et traitement des erreurs dans le cours de géo

G Hugonie - La Méditerranée, un espace intermédiaire - AG des Clionautes 20 mars 2004 
http://clioweb.free.fr/dossiers/geo/medit.pdf

mise en ligne DL - 27/09/2002  - 10/2005


 

Des recherches didactiques aux pratiques de la classe
Gérard Hugonie -  Résonances - Avril 2005

Il est bien établi que les recherches pédagogiques et didactiques sont assez peu connues et peu utilisées par les enseignants. C’est regrettable, bien sûr, mais il ne faut pas s’étonner d’une distance inévitable, sinon nécessaire entre des recherches et des pratiques scolaires qui n’ont ni les mêmes finalités, ni les mêmes contraintes, ni les mêmes échéances, ni les mêmes langages (R Perrenoud, 1994; G. Hugonie, 2002). Et il serait risqué de transposer tels quels les résultats d’une recherche didactique pointue dans des classes ordinaires, sans les précautions et les orientations particulières qui avaient accompagné l’expérience. Pour autant il est possible de tirer de ces recherches des éléments utiles pour les, pratiques scolaires, à condition de permettre aux enseignants de se les approprier en réponse à leurs propres problématiques, et dans leur langage.
 

Une distance inévitable entre recherche et pratiques de classe

Il est inévitable et même pertinent que les résultats d’une recherche pédagogique ou didactique ne soient pas transposables tels quels dans des pratiques de classes ordinaires (cf. schéma). Le chercheur isole dans l’ensemble du système didactique et des pratiques de classe un problème particulier, en réponse à des interrogations suggérées par le "terrain", par l’institution scolaire, mais le plus souvent par un corpus de travaux pratiques et théoriques antérieurs sur des sujets analogues. Il élabore avec soin des hypothèses, qu’il relie à des modèles théoriques existants ou à des modèles qu’il construit lui-même. Il bâtit des protocoles d’observation ou d’expérimentation en classe en éliminant tous les aspects jugés
secondaires pour son questionnement, et souvent en ne respectant guère les programmes et programmations prévus pour la classe. Il peut recommencer plusieurs fois la même expérience, la même leçon, proposer des séquences dont il se doute qu’elles échoueront, voire qu’elles mettront les élèves en difficulté, ce que ne peut guère se permettre un enseignant.
Les propositions qu'il élabore in fine sont souvent plus riches, mais plus complexes que les pratiques de classe habituelles, demandent de bien dominer le savoir et les techniques correspondants, ainsi qu’un ensemble de données psychologiques, sociologiques et didactiques. Les résultats des recherches sont exprimés dans un langage spécialisé, codé, qui permet au chercheur de replacer ses travaux dans ce cadre de références théoriques qui permettra de les comparer et de les évaluer. 

Par ailleurs, l’enseignant qui voudrait transposer dans ses classes les résultats des recherches didactiques prend des risques importants: il doit abandonner, voire critiquer ses pratiques habituelles, sa "professionnalité", celles de ses collègues, les attendus des parents d’élèves, des programmes scolaires et de l’institution. Il doit reconstruire de nouvelles séquences en tâtonnant ce qui peut être déstabilisant et prend beaucoup de temps.

S’approprier quelques éléments des recherches didactiques

Il est cependant possible, à certaines conditions, de montrer à des enseignants que quelques éléments tirés des recherches didactiques peuvent les aider à résoudre facilement des problèmes très concrets qu’ils se posent.

La première condition du transfert de la recherche didactique aux pratiques de classe est de partir d’une difficulté précise constatée par les enseignants dans leur pratique quotidienne et dans le cadre des programmes existants, et non pas des logiques de la recherche elle-même. Par exemple, en géographie, les professeurs constatent souvent que les élèves analysent une carte de répartition de la population par points dans le désordre, sans ligne directrice, commencent au nord, passent au sud-est reviennent à l’ouest, etc.
 

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Une deuxième condition est de ne tirer des recherches didactiques que ce qui aide à bien poser le problème constaté, à bien l’analyser, à l’interpréter, avec le minimum de termes spécialisés et de références bibliographiques. Le désordre et le "pointillisme" de l’analyse des cartes par points par les élèves s’éclairent quand on fait appel aux travaux des psychologues sur la perception et ses ambiguïtés, aux travaux des géographes sur la structuration de l’espace des sociétés humaines (ouvrages anglo-saxons repris dans R Haggett, 1973, vulgarisés par R. Brunet après 1988) et aux travaux didactiques sur la construction par les élèves de leurs réponses à des questions portant sur les espaces géographiques
(C.Grataloup, 1991; G. Hugonie, 1993). Les élèves ne voient spontanément sur la carte qu’un nuage désordonné de points, un "ciel étoilé", qu’ils décrivent dans le désordre. Tout change quand, par des consignes appropriées ou des exercices antérieurs, le professeur leur suggère des regroupements de points en amas, lignes, axes, cercles, nuages de diffusion, c’est-à-dire leur apprend à rechercher des structures élémentaires d’organisation de l’espace, ou plus largement, d’organisation du "réel". On retrouve, ce faisant les différents pôles du "système didactique": un savoir sur l’espace terrestre, que l’on veut faire acquérir; un enseignant, qui met en place des stratégies d’apprentissage; des élèves, avec leur personnalité, leurs capacités perceptives propres, leurs représentations mentales, leur formation antérieure. Un "système didactique" bien utile pour décrypter les situations de classe, pour se rappeler qu’aucun élément ne détermine à lui seul les apprentissages et leurs difficultés, mais qu’on peut jouer sur l’un ou l’autre pour résoudre une difficulté, par exemple ici, en jouant sur les consignes des exercices.

Cette simple modification des consignes proposées aux élèves ne suppose pas une remise en cause totale ne suppose pas une remise en cause des pratiques scolaires, du temps consacré à l’exercice et des programmes en vigueur, trois autres conditions de la transposition des recherches didactiques dans les pratiques d’enseignement.

L’intervention de "passeurs" est une des conditions du transfert de la recherche didactique aux pratiques de classe.

Une dernière condition est sans doute l’intervention de "passeurs", c’est-à-dire soit des formateurs d’enseignants, soit des enseignants innovateurs, capables de suivre et de comprendre les recherches pédagogiques et didactiques, mais surtout de les articuler très concrètement avec les pratiques de classe existantes, en montrant à leurs collègues en quoi elles leur apportent des solutions réalistes et éprouvées à leurs difficultés quotidiennes, simples, même si elles reposent à l’amont sur des dizaines de travaux de recherche qu’il n’est pas nécessaire de tous connaître en détail.

L’évolution des pratiques de classe depuis un demi-siècle montre d’ailleurs que certaines propositions des pédagogues et didacticiens ont bien transformé avec pertinence une partie des pratiques scolaires, dès lors qu elles avaient été présentées clairement et articulées avec l’ensemble des contraintes didactiques des classes réelles.

Gérard Hugonie
Professeur dès universités
Directeur - adjoint de l’IUFM de Paris 

Références
Grataloup C., 1991, Géographiques, la géographie en tous ses états, coll. Autrement dit CNDP, Paris.
Haggett R, 1973, L’analyse spatiale en géographie, U, Colin, Paris.
Hugonie G., 1993, "L’analyse par des élèves de collège de photographies de paysage", Rev. Géogr. de Lyon, vol. 68.
Hugonie G., 2002, Pourquoi les recherches didactiques ne modifient-elles guère les pratiques scolaires? http://hist-geo.paris.iufm.fr/ressources
Perrenoud R, 1994, La formation des enseignants, entre théorie et pratique, L’Harmattan.

Résonances - Avril 2005