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Jean Samuel, Le pikolo, au
lycée
Edgar Quinet.
Il y a 70
ans, Auschwitz. Retour sur Primo Levi - 2014 Frediano
Sessi Primo Levi
et la Résistance
Appendice de 1976 à
l'édition
scolaire (extraits) Primo Levi au bac HG 2003,
Versailles, Lettres La Réunion, Lettres 2004
DL-2010 - http://clioweb.free.fr |
7 - Comment s’explique la haine fanatique des nazis à l’égard des juifs ? Version en pdf L’aversion pour les juifs, improprement appelée antisémitisme, n’est qu’un cas particulier d’un phénomène plus général, à savoir l’aversion pour ce qui est différent de nous […] L’antisémitisme est un phénomène typique d’intolérance… Ce germe d’intolérance, tombant sur un terrain déjà propice, s’y enracine avec une incroyable vigueur, mais sous des formes nouvelles. L’antisémitisme de type fasciste, celui que réveille chez le peuple allemand le verbe propagandiste de Hitler, cet antisémitisme est plus barbare que tous ceux qui ont précédé: on y voit converger des doctrines biologiques artificieusement déformées, selon lesquelles les races faibles doivent plier devant les races fortes, d’absurdes croyances populaires que le bon sens avait depuis des siècles reléguées dans l’obscurantisme, une propagande de tous les instants. On en arrive alors à des extrémités sans précédent. [pour les nazis] Le judaïsme n’est plus une religion dont on peut changer en se faisant baptiser, ni une tradition culturelle que l’on peut laisser pour une autre: c’est une sous-espèce humaine, une race différente et inférieure à toutes les autres. Les juifs ne sont des êtres humains qu’en apparence: en réalité, ils sont quelque chose de différent, d’abominable et d’indéfinissable, «plus éloignés des Allemands que les singes des hommes»; ils sont coupables de tout, du capitalisme rapace des Américains comme du bolchevisme soviétique, de la défaite de 1918 et de l’inflation de 1923; le libéralisme, la démocratie, le socialisme et le communisme sont de sataniques inventions juives qui menacent la solidité monolithique de l’État nazi.. Le passage de l’endoctrinement théorique à la réalisation pratique fut rapide et brutal. En 1933, deux mois seulement après la montée au pouvoir de Hitler, Dachau, le premier Lager, est déjà né. Au mois de mai de la même année a lieu le premier autodafé de livres d’auteurs juifs ou ennemis du nazisme (mais déjà, plus de cent ans auparavant, Heine, poète juif allemand, avait écrit : « Ceux qui brûlent les livres finissent tôt ou tard par brûler des hommes »). En 1935, l’antisémitisme est codifié par une législation monumentale et extrêmement minutieuse, les Lois de Nuremberg. En 1938, en une seule nuit de troubles pilotés d’en haut, on incendie 191 synagogues et on met à sac des milliers de magasins appartenant à des juifs. En 1939, alors que la Pologne vient d’être occupée les juifs polonais sont enfermés dans des ghettos. En 1940, on inaugure le Lager d’Auschwitz. En 1941-1942, la machine exterminatrice tourne à plein régime : les victimes se compteront par millions en 1944. C’est dans la pratique routinière des camps d’extermination que la haine et le mépris instillés par la propagande nazie trouvent leur plein accomplissement. Là en effet, il ne s’agit plus seulement de mort, mais d’une foule de détails maniaques et symboliques, visant tous à prouver que les juifs, les Tsiganes et les Slaves ne sont que bétail, boue, ordure. Qu’on pense à l’opération de tatouage d’Auschwitz, par laquelle on marquait les hommes comme des bœufs, au voyage dans des wagons à bestiaux qu’on ouvrait jamais afin d’obliger les déportés (hommes, femmes et enfants !) à rester des jours entiers au milieu de leurs propres excréments, au numéro matricule à la place du nom, au fait qu’on ne distribuait pas de cuillère (alors que les entrepôts d’Auschwitz, à la Libération, en contenaient des quintaux), les prisonniers étant censés laper leur soupe comme des chiens ; qu’on pense enfin à l’exploitation infâme des cadavres, traités comme une quelconque matière première propre à fournir l’or des dents, les cheveux pour en faire du tissu, les cendres pour servir d’engrais, aux hommes et aux femmes ravalés au rang de cobayes sur lesquels on expérimentait des médicaments avant de les tuer. Le moyen même qui fut choisi (après de minutieux essais) pour opérer le massacre, était hautement symbolique. On devait employer, et on employa, le gaz toxique déjà utilisé pour la désinfection des cales de bateaux et des locaux envahis par les punaises ou les poux. On a inventé au cours des siècles des morts plus cruelles, mais aucune n’a jamais été aussi lourde de haine et de mépris. Chacun sait que l’œuvre d’extermination atteignit une ampleur considérable. Bien qu’ils fussent engagés dans une guerre très dure, et qui plus est devenue défensive, les nazis y déployèrent une hâte inexplicable : les convois de victimes à envoyer aux chambres à gaz ou à évacuer des Lager proches du front, avaient la priorité sur les trains militaires. Si l’extermination ne fut pas portée à terme, c’est seulement parce que l’Allemagne fut vaincue, mais le testament politique dicté par Hitler quelques heures avant son suicide, à quelques mètres de distance des Russes, s’achevait sur ces mots : « Avant tout, j’ordonne au gouvernement et au peuple allemand de continuer à appliquer strictement les lois raciales, et de combattre inexorablement l’empoisonneuse de toutes les nations, la juiverie internationale. » En résumé, on peut donc affirmer que l’antisémitisme est un cas particulier de l’intolérance; que pendant des siècles il a eu un caractère essentiellement religieux; que, sous le IIIe Reich, il s’est trouvé exacerbé par les prédispositions nationalistes et militaristes du peuple allemand, et par la « diversité » spécifique du peuple juif; qu’il se répandit facilement dans toute l’Allemagne et dans une bonne partie de l’Europe grâce à l’efficacité de la propagande fasciste et nazie, qui avait besoin d’un bouc émissaire sur lequel faire retomber toutes les fautes et toutes les rancoeurs ; et que le phénomène fut porté à son paroxysme par Hitler, dictateur maniaque. Cependant, je dois admettre que ces explications, qui sont celles communément admises, ne me satisfont pas : elles sont restrictives, sans mesure, sans proportion avec les événements qu’elles sont censées éclairer. A relire l’histoire du nazisme, depuis les troubles des débuts jusqu’aux convulsions finale, je n’arrive pas à me défaire de l’impression d’une atmosphère générale de folie incontrôlée qui me paraît unique dans l’histoire. Pour expliquer cette folie, cette espèce d’embardée collective, on postule habituellement la combinaison de plusieurs facteurs différents, qui se révèlent insuffisants dès qu’on les considère séparément, et dont le principal serait la personnalité même de Hitler, et les profonds rapports d’interaction qui le liaient au peuple allemand. Et il est certain que ses obsessions personnelles, sa capacité de haine, ses appels à la violence trouvaient une résonance prodigieuse dans la frustration du peuple allemand qui les lui renvoyait multipliés, le confirmant dans la conviction délirante que c’était lui le « Héros » annoncé par Nietzsche, le « Surhomme » rédempteur de l’Allemagne. L’origine de sa haine pour les juifs a fait couler beaucoup d’encre. On a dit que Hitler reportait sur les juifs sa haine du genre humain tout entier; qu’il reconnaissait chez les juifs certains de ses propres défauts, et que, haïssant les juifs, c’était lui-même qu’il haïssait; que la violence de son aversion était due à la crainte d’avoir du « sang juif» dans les veines. Mais encore une fois, cela ne me semble pas concluant. On ne peut pas, me semble-t-il, expliquer un phénomène historique en en attribuant toute la responsabilité à un seul individu (ceux qui ont exécuté des ordres contre nature ne sont pas innocents !), et par ailleurs il est toujours hasardeux d’interpréter les motivations profondes d’un individu. Les hypothèses avancées ne justifient les faits que dans une certaine mesure, ils en expliquent la qualité mais pas la quantité. J’avoue que je préfère l’humilité avec laquelle quelques historiens, parmi les plus sérieux (Bullock, Schramm, Bracher), reconnaissent ne pas comprendre l’antisémitisme acharné de Hitler, et à sa suite de l’Allemagne. Peut-être que ce
qui s’est
passé ne peut pas être compris, et même ne doit pas
être compris, dans la mesure où comprendre, c’est
presque
justifier. En effet, « comprendre » la décision ou
la
conduite de quelqu’un, cela veut dire (et c’est aussi le
sens étymologique
du mot) les mettre en soi, mettre en soi celui qui en est
responsable, Mais dans la haine nazie, il n’y a rien de rationnel : c’est une haine qui n'est pas en nous, qui est étrangère à l’homme, c’est un fruit vénéneux issu de la funeste souche du fascisme, et qui est en même temps au-dehors et au-delà du fascisme même. Nous ne pouvons pas la comprendre; mais nous pouvons et nous devons comprendre d’où elle est issue, et nous tenir sur nos gardes. Si la comprendre est impossible, la connaître est nécessaire, parce que ce qui est arrivé peut recommencer, les consciences peuvent à nouveau être déviées et obscurcies : les nôtres aussi. C’est pourquoi
nous avons tous le
devoir de méditer sur ce qui s’est produit. Tous nous
devons savoir,
ou nous souvenir, que lorsqu’ils parlaient en public, Hitler et
Mussolini
étaient crus, applaudis, admirés, adorés comme des
dieux. C’étaient des « chefs charismatiques »,
ils possédaient
un mystérieux pouvoir de séduction qui ne devait rien
à
la crédibilité ou à la justesse des propos
qu’ils
tenaient mais qui venait de la façon suggestive dont ils les
tenaient,
à leur éloquence, à leur faconde
d’histrions, peut-être
innée, peut-être patiemment étudiée et mise
au point. Les idées qu’ils proclamaient
n’étaient pas toujours
les mêmes et étaient en général aberrantes,
stupides ou cruelles ; et pourtant ils furent acclamés et suivis
jusqu’à leur mort par des milliers de fidèles. Il
faut rappeler
que ces fidèles, et parmi eux les exécuteurs
zélés
d’ordres inhumains n'étaient pas des bourreaux-nés,
ce c'étaient
pas - sauf rares exceptions - des monstres, c’étaient des
hommes
quelconques. Les monstres existent, mais ils sont trop peu nombreux
pour
être vraiment dangereux ; ceux qui sont plus dangereux, ce sont
les
hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et
à
obéir sans discuter, comme Eichmann, comme Höss, le
commandant
d’Auschwitz, comme Stangl, le commandant de Treblinka, comme,
vingt ans
après, les militaires français qui tuèrent en
Algérie,
et comme, trente ans après, lès militaires
-américains
qui tuèrent au Vietnam. Bien entendu, cette recette est trop simple pour pouvoir s’appliquer à tous les cas : il se peut qu’un nouveau fascisme, avec son cortège d’intolérance, d’abus et de servitude, naisse hors de notre pays et y soit importé, peut-être subrepticement et camouflé sous d’autres noms; ou qu’il se déchaîne de l’intérieur avec une violence capable de renverser toutes les barrières. Alors, les conseils de sagesse ne servent plus, et il faut trouver la force de résister : en cela aussi, le souvenir de ce qui s’est passé au cœur de l’Europe, il n’y a pas si longtemps, peut être une aide et un avertissement.
1. Dans votre livre, on ne trouve pas trace de haine à l’égard des Allemands ni même de rancoeur ou de désir de vengeance. Leur avez-vous pardonné ? La haine est assez étrangère à mon tempérament. Elle me paraît un sentiment bestial et grossier, et, dans la mesure du possible, je préfère que mes pensées et mes actes soient inspirés par la raison; c est pourquoi je n’ai jamais, pour ma part, cultivé la haine comme désir primaire de revanche, de souffrance infligée à un ennemi véritable ou supposé, de vengeance particulière. Je dois ajouter, à en juger par ce que je vois, que la haine est personnelle, dirigée contre une personne, un visage; or, comme on peut voir dans les pages mêmes de ce livre, nos persécuteurs n avaient pas de nom, ils n’avaient pas de visage, ils étaient lointains, invisibles, inaccessibles. Prudemment, le système nazi faisait en sorte que les contacts directs entre les esclaves et les maîtres fussent réduits au minimum. Vous aurez sans doute remarqué que le livre ne mentionne qu’une seule rencontre de l’auteur - protagoniste avec un SS -- p. 205 -,et ce n’est pas un hasard si elle a lieu dans les tout derniers jours du Lager, alors que celui-ci est en voie de désagrégation et que le système concentrationnaire ne fonctionne plus. D’ailleurs, à l’époque où ce livre a été écrit, c’est-à-dire en 1946, le nazisme et le fascisme semblaient véritablement ne plus avoir de visage; on aurait dit - et cela paraissait juste et mérité - qu’ils étaient retournés au néant, qu’ils s’étaient évanouis comme un songe monstrueux, comme les fantômes qui disparaissent au chant du coq. Comment aurais-je pu éprouver de la rancœur envers une armée de fantômes, et vouloir me venger d’eux ? Dès les années qui suivirent, l’Europe et l’Italie s’apercevaient que ce n’étaient là qu’illusion et naïveté : le fascisme était loin d’être mort, il n’était que caché, enkysté; il était en train de faire sa mue pour réapparaître ensuite sous de nouveaux dehors, un peu moins reconnaissable, un peu plus respectable, mieux adapté à ce monde nouveau, né de la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale que le fascisme avait lui-même provoquée. Je dois avouer que face à certains visages, à certains vieux mensonges, aux manœuvres de certains individus en mal de respectabilité, à certaines indulgences et connivences, la tentation de la haine se fait sentir en moi, et même violemment. Mais je ne suis pas un fasciste, je crois dans la raison et dans la discussion comme instruments suprêmes de progrès, et le désir de justice l’emporte en moi sur la haine. C’est bien pourquoi lorsque j’ai écrit ce livre, j’ai délibérément recouru au langage sobre et posé du témoin plutôt qu’au pathétique de la victime ou à la véhémence du vengeur : je pensais que mes paroles seraient d’autant plus crédibles qu’elles apparaîtraient plus objectives et dépassionnées; c’est dans ces conditions seulement qu’un témoin appelé à déposer en justice remplit sa mission, qui est de préparer le terrain aux juges. Et les juges, c’est vous. Toutefois, je ne
voudrais pas qu’on
prenne cette absence de jugement explicite de ma part pour un pardon
indiscriminé.
Non, je n’ai pardonné à aucun des coupables, et
jamais, ni
maintenant ni dans l’avenir, je ne leur pardonnerai, à
moins qu’il
ne s’agisse de quelqu’un qui ait prouvé - faits
à l’appui,
et pas avec des mots, ou trop tard - qu’il est aujourd’hui
conscient des
fautes et des erreurs du fascisme, chez nous et à
l’étranger,
et qu’il est résolu à les condamner et à les
extirper
de sa propre conscience et de celle des autres. Dans ce cas-là
alors,
oui, bien que non chrétien, je suis prêt à
pardonner,
à suivre le précepte juif et chrétien qui engage
à
pardonner à son ennemi; mais un ennemi qui se repent n’est
plus
un ennemi. Autres questions posées à Primo Levi par des lycéens et des étudiants : 1 - Dans votre livre, on
ne trouve
pas de haine à l'égard des Allemands ni même de
rancoeur
ou de désir de vengeance. Leur
avez-vous pardonné ? Primo Levi, Si c’est un
homme, ed 1987,
Appendice écrit en 1976 |